C'est la moins connue des littératures du Sud par les lecteurs français. Les auteurs étant rares, leurs livres sont peu diffusés, les éditeurs français les connaissent mal. Quelle est donc cette littérature tunisienne francophone ? Quels sont ses enjeux ? De quoi souffre-t-elle ? Faudrait-il une renaissance pour cette littérature pourtant si jeune ? Elle est jeune parce qu'elle est née au lendemain du Protectorat, quand le colonisé a acquis la langue de l'occupant, s'en est servi, aidé ą se libérer, avant de se réconcilier avec « l'ennemi » pour poursuivre cet élan libérateur que permet la langue. C'est ce que nous dit Roula Jamal, pilier de la librairie Avicenne, en face de l'Institut du Monde arabe : « Il s'agit d'une littérature identitaire, qui cherche ą s'affirmer par rapport ą la culture française, mais également par rapport ą soi, surtout en ce qui concerne les femmes. » Cependant, il aura fallu attendre l'indépendance de la Tunisie, en 1956, pour qu'une littérature francophone commence ą faire ses preuves – aussi seule la littérature arabophone (beaucoup plus ancienne, ancrée dans une tradition poétique millénaire) aura-t-elle été engagée, patriotique, et peut-être même le continuera-t-elle. L'écrivain, poÊte et universitaire tunisien Tahar Bekri, dans son livre Littératures de Tunisie et du Maghreb (L'Harmattan, Paris, 1994), le rappelle, « la littérature tunisienne de langue française est restée sans grande ambition pendant la période coloniale », et ce en dépit « des tentatives de Mahmoud Messaadi » (Le voyageur, 1942), l'auteur du Barrage (Essod') s'étant déją affirmé comme un grand écrivain d'expression arabe.
Bourgeoisie et arabisation
Mais, depuis, l'eau a coulé sous les ponts et la Tunisie peut se targuer de son bilinguisme qui la met ą la croisée des deux mondes, au carrefour des deux cultures du Nord et du Sud. Toutefois, si Bourguiba, l'un des trois pÊres fondateurs de la Francophonie, aura sans cesse encouragé l'affirmation d'une identité linguistique multiple, les tentatives d'arabisation opérées ces vingt derniÊres années auront profondément élargi cette scission entre arabophones et francophones. Scission que les débats sur la laēcité, déclenchés et accélérés en l'espace d'un an depuis le 14 janvier 2011, transforment en opposition entre arabophones religieux et francophones progressistes. ň chacun sa langue, ą chacun son islam, ą chacun sa littérature. Car la différence est bien lą, nette. Certes, il aura fallu que le Tunisien parvienne ą s'approprier la langue de l'Autre – ce qui, selon Roula Jamal (et ce qu'elle peut remarquer ą travers toutes les littératures du Sud qui s'expriment dans la langue de l'ancien occupant, que ce soit le Français ou le Britannique), implique « une distance d'expression sur soi ». Mais la littérature tunisienne francophone (par extension de l'utilisation du français) est devenue une affaire de bourgeois. Ecrite par des bourgeois pour des bourgeois, elle permet par ailleurs l'embourgeoisement des autres – ą entendre aussi par « enrichissement » intellectuel, puisqu'elle implique une ouverture sur la culture de l'Autre. Si c'est une nécessité pour celui qui écrit, et également pour celui qui lit, elle ne peut être qu'un luxe pour celui qui en est étranger et qui refuse d'admettre une autre identité que l'arabo-musulmane – dans le cadre de l'amalgame bien répandu entre arabisme et islamisme. Et la littérature tunisienne francophone reste bien pensante, élitiste. « Nous sommes bien dans la sphÊre de l'intelligentsia », remarque R. Jamal en parlant des romans d'Abdelwahhab Meddeb, trÊs métaphysiques… Mais il y a une méconnaissance réciproque : les milieux arabophone et francophone ne se mélangent pas. C'est bien l'un des problÊmes dont souffre la littérature tunisienne d'aujourd'hui, dans une vision plus globale que nous offre Tahar Bekri : « La pauvreté du paysage littéraire local : aucune revue littéraire en français, la censure et l'autocensure pendant des décennies, la coupure entre les auteurs arabophones (plus nombreux et plus présents dans la vie littéraire) et francophones qui s'ignorent, la marginalisation de cette littérature dans l'enceinte universitaire, en dépit de la conviction de certains. » Selon Elisabeth Daldoul, fondatrice des éditions Elyzad, le problÊme de l'épanouissement de la littérature tunisienne francophone s'insÊre dans un cercle encore plus vicieux : « Cette littérature a souffert […] de cinquante ans de dictature qui ont étouffé l'individu en tant que tel et le processus de créativité. Par ailleurs, la pression sociale, une société conformiste et conservatrice ont renforcé l'autocensure. » Sachant que censure et autocensure sont intimement liés, ce qu'Elisabeth Daldoul elle-même expliquait lors d'une rencontre littéraire le 10 janvier dernier, ą la librairie Orphie, dans le 6e arrondissement. Les éditions Elyzad, nées en 2005, se sont trÊs vite distinguées dans le paysage éditorial tunisien, et jusqu'en France oĚ, grČce ą un bon réseau de diffuseurs et de libraires, la maison d'édition est devenue l'une des rares du Maroc, d'Algérie, de Tunisie et du Liban ą être largement représentées en France. « La censure était bien présente dans le systÊme, disait Elisabeth Daldoul lors de la rencontre, nous devions bien faire attention ą cela, mais nous arrivions quand même ą jouer de cette censure-lą, et c'est bien lą le pouvoir des mots… » Les auteurs ne pouvaient donc pas dire les choses frontalement, ils étaient obligés de louvoyer, de métaphoriser, de superposer plusieurs degrés d'énonciation… Mais ceux-lą étaient peut-être les plus courageux, car, pire que la censure, il y avait déją l'autocensure – et, enfin, le silence. Le manque d'opportunités a été ainsi pour Elyzad « la possibilité de sortir, d'aller ą la rencontre d'autres lecteurs, ceux du Maghreb, et plus largement de l'espace francophone », en publiant les livres d'auteurs non-tunisiens.
Les survivants
Voilą ce qu'il en est aujourd'hui. TrÊs peu d'auteurs tunisiens francophones sont connus. Dans Littératures de Tunisie et du Maghreb, Tahar Bekri en fait la liste : Abdelwahhab Meddeb, Hélé Béji, Fawzi Mellah, Souad Guellouz, Jelila Hafsia, Anouar Attia, Aēcha Chebbi, Hafed Djedidi, etc. Du côté des poÊtes, il y a bien sěr Moncef Ghachem qui, ą lui seul, porte l'étendard d'une poésie, quelque peu intellectuelle, mais qui reste tout de même du terroir, en tout cas vingt ans auparavant. C'est ainsi que T. Bekri écrit dans son livre, ą propos de M. Ghachem : « Sa poésie est celle de la colÊre qui gronde, des cris faits comme échos ą la clameur de la rue. C'est une voix qui dit le social, dans une fougue vive et attachée ą la terre. Son univers marin nomme les peines et les travaux des jours. » Autrement, trÊs peu de noms ont survécu, ou, en France en tout cas, ils sont inconnus au bataillon. En Tunisie aussi ils se font rares, et parmi les quelques noms que l'on retient – car ils sont en Tunisie et qu'ils s'y font éditer –, il y a ceux d'Ali Bécheur et Azza Filali. C'est lą aussi que se situe le problÊme selon Tahar Bekri : « La publication d'ouvrages qui ne dépassent guÊre les frontiÊres. Rares sont les efforts pour la faire connaĒtre ą l'extérieur. En Tunisie même, il y a un manque d'évaluation critique sérieuse et certains milieux pêchent par une complaisance coupable. » C'est le cas du Comar d'Or, dont certains disent que c'est l'équivalent tunisien du Goncourt (c'est tout simplement, par la campagne de promotion et les sommes versées, le prix littéraire le plus important, et il n'y en a pas trente-six), qui consacre des ouvrages dans les deux langues. La mission du Jury francophone (qui ne compte aucun écrivain, pour peu que l'on considÊre que le président, Ridha Kéfi, journaliste francophone mais romancier arabophone, en soit un) est de distinguer les trois meilleures Ōuvres (Grand Prix, Mention spéciale du Jury, Prix découverte, etc.) parmi les cinq ou six éditées tout au long de l'année. Une gageure. C'est ainsi que toute Ōuvre éditée ą l'étranger concourant pour le Prix se voit décerner le Comar d'Or – et l'on avancera les arguments de la rigueur éditoriale, par exemple, même si la critique aura préféré la qualité de textes publiés en Tunisie. Ainsi Fawzia Zouari aura-t-elle reçu le Prix suprême en 2007 pour La Seconde épouse, paru chez l'éditeur français Ramsay, mais sans le moindre talent. Ainsi Mustapha Tlili aura-t-il été ressorti de l'ombre en 2008 pour son roman Un AprÊs-midi dans le désert (pastiche, parmi tant d'autres, de Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez), paru chez Gallimard, alors que l'auteur ne revendique nulle part son identité tunisienne. Ainsi Azza Filali aura-t-elle été sans cesse lésée pour ne recevoir en 2010 que le Prix spécial du Jury pour L'Heure du cru (Elyzad)…
Faudrait-il un traumatisme ?
Une chose est sěre, et ce qui transparaĒt ą travers ces jeux de Prix, la littérature tunisienne (écriture, édition, critique, promotion, etc.) souffre d'un manque de rigueur. Rares sont les écrivains qui s'appliquent ą un véritable travail d'écrivain. Rares sont les éditeurs qui font un véritable travail d'éditeur. L'éditeur ne va pas chercher ses auteurs, et l'auteur lui-même se passe même de l'éditeur. « Le métier d'éditeur, son rôle pour la diffusion d'un texte, pour la visibilité et la reconnaissance d'un auteur, restent méconnus en Tunisie, nous dit Elisabeth Daldoul. Cette situation fait que de nombreux écrivains publient ą compte d'auteur. Ce choix de publication met sur le marché des textes dont le travail d'édition n'est pas abouti et brouille la perception du métier d'éditeur. » De fait, elle a du mal ą franchir les frontiÊres, surtout si on la compare avec d'autres littératures du Sud, comme la marocaine, l'algérienne ou la libanaise. Et cela est – apparemment et malheureusement – facilement explicable : elles ne sont pas toutes nourries des mêmes traumatismes. Roula Jamal nous donne sa perception de libraire : « Le lecteur français s'intéresse ą la littérature libanaise, par exemple, parce que c'est une littérature qui parle de la guerre, qui est encore bien vive dans les mémoires, et les expériences traumatiques sont riches. » L'Algérie est un cas ą part, tandis que le Maroc demeure exotique. La Tunisie est trÊs loin de tout cela, aussi les Français (pas seulement lecteurs) la méconnaissent-ils. N'oublions pas que, un an auparavant, le Français moyen était loin de se douter des problÊmes sociaux, économiques et politiques réels qui existaient dans le pays de Ben Ali. La littérature tunisienne doit-elle donc être traumatique pour gagner en qualité, en quantité et en diffusion ? Pour cela, Elisabeth Daldoul refuse de comparer, par exemple, avec ce que la décennie noire algérienne a généré, ą savoir « la littérature de l'urgence ». « Pour l'heure, explique-t-elle, nous n'avons pas vécu le drame des Algériens. Et il s'agit de ne pas laisser le pays basculer dans l'obscurantisme. Nous traversons actuellement des turbulences. Il nous faut apprendre ą nous réapproprier l'espace et surtout ą le défendre contre les extrémismes de tous bords. Romanciers, intellectuels ont conscience de l'enjeu de cette période de transition. » Est-il possible donc que les événements récents changent la donne ? « Les chaĒnes ont éclaté, les créateurs, les intellectuels ont senti un grand vent de liberté s'emparer d'eux, répond notre éditrice. Je pense que les événements vont forcément nourrir les textes des écrivains. Seront-ils plus prolifiques ? Il est encore trop tôt pour le dire, le romancier a besoin de temps pour restituer des bouleversements de cette ampleur. Il me tarde de lire ses textes et de découvrir l'impact de la Révolution sur son écriture. » Tahar Bekri posait la même question dans son livre, vingt ans auparavant, quand Ben Ali évinçait Bourguiba, que le Changement semblait écarter le totalitarisme : « Les derniers changements politiques survenus dans le pays ouvreront-ils de nouveaux espaces ą la création ? » Aujourd'hui, le Tunisien se sent obligé de répondre par l'affirmative ą cette question, alors même que les bévues du nouveau Gouvernement en place en Tunisie ne se sont pas fait attendre. Cependant, naĒtra-t-il, du jour au lendemain, une image de l'intellectuel engagé ? Car une littérature est engagée ou ne l'est pas, c'est pour cela que, si l'on doit parler de mythe de l'écrivain engagé, il n'est guÊre possible de parler de vraie littérature. Les avis sont unanimes : « Non, l'engagement n'est pas un mythe, nous dit Tahar Bekri. […] Ecrire est un acte de liberté. Ce ne sont pas les auteurs caméléons et reptiles qui lui donnent ses lettres de noblesse mais l'exigence dans l'écriture et la force morale. » Elisabeth Daldoul aussi : « L'écrivain […] doit être le garant d'une pensée libre, l'agitateur de conscience. Le rôle de l'éditeur est de le soutenir et de l'accompagner pour préserver le seul acquis que nous ayons eu pour l'instant : la liberté d'expression. Pour l'avenir de nos enfants. » La littérature tunisienne francophone sortira-t-elle enfin de sa bourgeoisie ? Ceux qui n'ont pas pris les armes de la plume, ceux qui se sont autocensurés, les prendront-ils maintenant ? Se rattraperont-ils ? Oseront-ils ? Peut-être que la renaissance de cette littérature tunisienne est ą chercher ailleurs. Chez les jeunes. Puisque ce sont eux qui ont fait ce qu'on appelle la « Révolution », leurs pairs artistes feront peut-être la révolution littéraire… Kh. KH.
* Dernier ouvrage publié par Elyzad : Jeux de rubans d'Emna Belhaj Yahia, 2011, 216 p., 18,90 Ř. * DerniÊre Ōuvre de Tahar Bekri : Je te nomme Tunisie, éd. Al Manar, coll. ‘‘Poésie du Maghreb'', 2011, 15 Ř.