L'impatience leur fait tendre le cou et se pousser des coudes devant les portes opaques. Mais, très vite, l'irritation gagne la salle d'accueil des arrivées de l'aéroport international de Tunis-Carthage. Pourquoi Kamel Jendoubi ne sort-il pas? «On lui interdit d'inscrire sa véritable nationalité sur la fiche de débarquement», souffle une voix. «Kamel, tunisien!», scandent aussitôt les personnes présentes, avant d'entonner l'hymne national tunisien. «Résidus du “bénalisme”!», s'indigne une femme à l'adresse de la police des frontières. La chute de l'ancien président Zine El-Abidine Ben Ali a ouvert des portes que des Tunisiens pensaient verrouillées pour longtemps encore. C'est le cas du président du Réseau euro-méditerranéen des droits de l'Homme (Remdh), Kamel Jendoubi, de retour en Tunisie après dix-sept années d'absence forcée. Les uns après les autres, les exilés, qui ont tous été de grands critiques envers le régime de Ben Ali, reviennent. Lundi 17 janvier, ce militant bien connu des droits de l'Homme; mardi, l'opposant Moncef Marzouki; mercredi, peut-être l'islamiste Rached Ghannouchi… «L'autre jour, j'ai même reçu un appel d'Australie d'un homme qui me disait son souhait de rentrer, s'enchante Mokhtar Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (Ltdh). Tous ceux qui sont partis ont le droit de revenir aujourd'hui dans la dignité.» Parti en France sans espoir de revenir depuis 1994, privé de son passeport tunisien depuis 2000, M. Jendoubi, qui était accompagné de sa femme et de ses enfants, ne peut cacher son émotion. Pressé de toutes parts, il doit s'appuyer contre un mur. En 2005, il n'avait pas été autorisé à se rendre aux funérailles de son père. Autour, des figures militantes connues en Tunisie sont venues témoigner leur joie – la présidente de la Fédération internationale des droits de l'Homme, Souhayr Belhassen, l'avocate Radia Nasraoui, le chef du Parti ouvrier communiste tunisien (Poct), Hamma Hammami, tout juste libéré de sa prison, l'ancien député Khémaïs Chammari, etc. Tous ont un autre motif de se réjouir: depuis vingt-quatre heures, le siège de la Ltdh, fermé depuis des années, a rouvert. Mardi, c'était au tour de Moncef Marzouki, 65 ans, lui aussi militant des droits de l'Homme, de fouler le sol tunisien. Exilé en France depuis plus de dix ans, ce médecin, fondateur du petit parti le Congrès pour la République, a déjà annoncé sa candidature à la future élection présidentielle. Comme il l'avait déjà fait en mars1994, ce qui lui avait valu, alors, un petit séjour en prison. Unité nationale Les laïcs, ainsi qu'ils se définissent, se sont empressés d'être les premiers, avant l'islamiste Rached Ghannouchi, dont l'arrivée est guettée avec inquiétude par une partie des Tunisiens. En exil depuis vingt-deux ans, installé depuis 1991 dans un quartier de la banlieue de Londres, ce professeur de philosophie, âgé de 69 ans, s'était durement affronté à l'ancien président Bourguiba. Condamné à mort, Ghannouchi avait ensuite été gracié par Ben Ali lui-même… Depuis, il a créé un petit parti, Ennahda, interdit en Tunisie. Il n'a cependant pas encore précisé la date de son retour. «Nous devons nous assurer que sa sécurité sera bien réelle», avance l'un de ses adjoints. C'est avec l'entrée, effectuée ou à venir, sur le territoire tunisien de ces trois hommes (Jendoubi, Marzouki et Ghannouchi), de sensibilités très diverses, que l'on mesure le véritable tournant opéré en Tunisie après des années de régime autoritaire. Loi d'amnistie générale Lundi, en annonçant la formation du gouvernement d'unité nationale chargé de préparer les élections présidentielle et législatives, le Premier ministre, Mohammed Ghannouchi – un homonyme sans lien de parenté –, a indiqué que tous les prisonniers d'opinion seraient remis en liberté. Un message qui s'adresse essentiellement aux islamistes, durement réprimés durant le règne de Ben Ali. Quatre prisonniers d'Ennahda seraient ainsi concernés. Le chef des islamistes n'a rien dit sur ses intentions politiques; mais son parti, tout comme le Poct, va sortir de sa clandestinité. Une loi d'amnistie générale devrait également être dessinée. Enfin, le chef du gouvernement devrait bientôt mettre en place une commission d'enquête sur le bilan réel des violences commises pendant les manifestations; selon les derniers chiffres communiqués par la milice, 78 personnes seraient mortes durant tout le conflit. A peine constitué, le gouvernement a été qualifié de «mascarade» et de «fausse ouverture» par Marzouki, qui rejette sa composition, et notamment le maintien en fonction de huit ministres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de l'ancien président Ben Ali.