La crise qu'a connue le premier gouvernement post-révolutionnaire suite au départ de certains de ses membres ne sera sans doute pas la seule à laquelle nous assisterons. Les situations analogues dans d'autres pays nous permettent d'affirmer qu'une certaine instabilité est quasiment inévitable. Il faut souligner ici que ce qui aurait été plus étonnant, et plus inquiétant même, c'est qu'il n'y eût aucune crise. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que la crise est une bonne chose en soi. Non, ce n'est pas une bonne chose : elle affaiblit l'action de l'Etat dans la tâche qui consiste à apporter des solutions d'urgence en vue d'assurer un meilleur retour à la normale et de préserver les acquis. Et le besoin de telles solutions n'est pas négligeable en ce moment. Tout cela, chacun en est très conscient et il est inutile de le souligner. Mais, dans la toute jeune expérience démocratique qui est la nôtre, il faut sans doute savoir porter son attention sur ce qu'une crise comme celle que connaît le gouvernement actuel comporte comme enseignements. C'est toujours en tirant les bons enseignements d'une crise qu'on se donne les moyens de la surmonter dans la concorde… Que s'est-il passé ? Les premières démissions ont été celles de l'Union générale des travailleurs tunisiens. Motifs : présence d'une trop forte proportion de membres issus de l'ancien pouvoir et installés à des postes clé avec, par ailleurs, l'exclusion de certaines formations politiques qui sont pourtant présentes sur la place. D'autres démissions suivront, sur fond de mouvements de rue appelant à la dissolution pure et simple de l'ancien parti au pouvoir. La réponse qui vient à tout un chacun, et qui n'a pas manqué de s'exprimer ici ou là, est à peu près la suivante : fallait-il provoquer une crise, avec tout ce que cela comporte de fâcheux pour les conditions d'un retour souhaité à l'optimisme, alors qu'il est de notoriété publique que les membres du gouvernement qui sont certes issus de l'ancien pouvoir sont à la fois compétents, honnêtes et les plus à même d'assurer la continuité de l'Etat dans des domaines sensibles comme la sécurité intérieure, les relations étrangères, la défense nationale… ? En outre, l'éventail de la représentation politique et de sa diversité est raisonnablement assuré au sein de ce nouveau gouvernement. L'exigence de l'exhaustivité peut devenir une condition assez paralysante et quasiment impossible à satisfaire. On n'en voit d'ailleurs pas l'enjeu particulier puisque des élections devront se tenir dans six mois qui, elles, accorderont à chacun le lot de représentation qui lui revient en vertu du suffrage populaire. L'organisation ouvrière, qui a eu l'initiative de cette crise, doit assurément méditer ces raisons et considérer ainsi le rôle qu'elle est en train de jouer dans la gestion de cette période délicate de notre histoire. Il est clair que si cette crise devait avoir des développements puis s'enliser et, par là, mettre en péril l'aventure démocratique dans laquelle nous sommes engagés, cela serait mis à son " discrédit ". Même si ce scénario est peu probable — et d'autant moins probable qu'il semble que l'on s'accommode finalement assez bien, du côté de l'organisation ouvrière, de la situation actuelle, jugée sans doute plus confortable — on ne peut l'exclure tout à fait. Et, quoi qu'il en soit, cela ne dispense pas d'examiner les raisons invoquées. Du reste, cette réaction que l'on peut juger disproportionnée et inopportune de l'Ugtt n'a-t-elle pas malgré tout quelque fondement ? C'est parfois sur des détails que les choses reçoivent un éclairage tout autre. Et, en l'occurrence, il y a ici un détail important qui est le suivant : les trois représentants de l'Ugtt qui ont été nommés au gouvernement l'ont été – c'est du moins ce qu'ils affirment – sans que l'instance de l'organisation ouvrière dont ils dépendent n'ait eu à être informée au préalable ni n'ait pu discuter les choix. Ce qui signifie que la composition du gouvernement aurait été effectuée dans une sorte de rigidité procédurière qui, dans le contexte présent, relève d'une pratique verticale de la décision. Cela pose en effet un problème de compatibilité avec la nature foncièrement collégiale et inclusive du pouvoir fraîchement issu de la révolution. Le retrait des ministres de l'Ugtt prend en tout cas un sens nouveau, et à notre avis aussi justifié et pertinent si, passant de la question du contenu à celle de la forme, il exprime l'exigence de concertation et de collégialité dans tout le processus de décision et non pas seulement dans ce qui serait une zone arbitrairement délimitée de l'exercice de la décision politique. Il ne faut pas oublier que, même si ce gouvernement d'union nationale est un gouvernement provisoire, c'est à travers lui, et d'abord à travers le processus de sa composition, qu'est donné le la du jeu démocratique dans la période à venir. Il s'agit d'avancer sous de bons augures ! Il importe par conséquent que, tout en permettant au gouvernement déjà formé de se mettre d'ores et déjà au travail — ce qu'il fait, et on s'en félicite — les discussions se poursuivent qui, d'abord, permettent au contact de ne pas être rompu avec tous ceux qui ont quitté le gouvernement et, ensuite, que ce qui a été évité ou éludé dans la démarche délibérative à travers le retour à la tournure procédurière et verticale de la décision soit remis sur la table et que, grâce à cette crise, soit approfondie notre aptitude à susciter de l'adhésion en profondeur. Tel est le grand enjeu, par-delà tout le reste où le détail accède trop souvent et indûment au rang de l'essentiel.