La Presse — L'aéroport de Tunis-Carthage revêtait hier à l'envi les couleurs du Mouvement Ennahdha et l'on pouvait voir, pour la première fois dans l'histoire, les affiches de ce parti interdit depuis plus de quarante ans, se disputer les murs de cet aéroport. Banderoles, posters, casquettes, t-shirts, pin's, dépliants, autocollants, toute une panoplie d'objets fétiches est mise en branle pour la bonne cause, que des militants et des sympathisants arboraient fièrement. Les slogans et les témoignages à la mémoire des martyrs de ce mouvement sont ceux qui crevaient le plus les “murs” et pour cause, il s'agit de l'un des mouvements politiques qui a été le plus opprimé dans l'histoire politique du pays sous Bourguiba et sous le régime de Ben Ali, fraîchement déchu. Hier, l'ambiance de vouloir accueillir triomphalement Rached Ghannouchi, le chef symbolique du Mouvement Ennahdha, montait vertigineusement, au fil du temps d'attente du vol BA 2886 en provenance de Londres Gatwick, pays de son exil depuis plusieurs années. Ici, ça grouillait du côté des militants jeunes et moins jeunes venus en masse hier accueillir leur leader et père spirituel du parti. C'est ainsi que des ex-détenus politiques récemment libérés de même que des compagnons de route du leader islamiste étaient déjà sur les lieux depuis quelques heures. Des membres des familles et des proches des anciens détenus politiques et des premiers martyrs du mouvement ne voulaient pas non plus rater cet événement, pour lequel ils se sont mobilisés. Bardé de banderoles, de fanions, de posters et de manifestes du Mouvement islamiste, l'aéroport de Tunis-Carthage accueillait dans son giron non seulement les militants du Mouvement Ennahdha mais aussi des milliers de citoyens venus témoigner leur désir de soutenir un modèle de gouvernance islamiste. Certes, quelques manifestants tenus à l'écart brandissaient timidement des affiches où ils se déclaraient d'accord pour l'Islam mais non pour un gouvernement islamiste. Bien qu'elles soient peu nombreuses, certaines des femmes qui ont osé témoigner de leur refus ont été malmenées. Des affiches et des banderoles ont été arrachées de leurs mains. Des débordements que les cadres et militants du parti ne voyaient pas d'un bon œil car ils voulaient apporter au monde une autre image des musulmans et du modèle islamiste tunisien. D'ailleurs, pris d'assaut par des centaines de citoyens, des cercles se formaient autour de ces cadres et militants d'Ennhdha. Un jeu de questions- réponses se transformait en un vrai cercle de débat. Habib Ellouze, l'une des icônes du mouvement, répondait sans détour aux questions les plus délicates. La femme, la démocratie, le gouvernement d'union nationale, le rôle du parti dans les prochaines échéances politiques ne le gênaient pas. En même temps, un cordon de sécurité pour assurer la sortie du leader islamiste était mis en place. Coiffés de casquettes blanches, les gros bras qui n'ont rien à voir avec les anciens «barbouze» du MTE demandaient gentiment aux journalistes de reculer. Il n'empêche, la présence massive des médias ne facilitait pas du tout la tâche de la sécurité «rapprochée» du leader islamiste. Enfin, à l'annonce de l'atterrissage de l'avion en provenance de Londres, les youyous fusèrent de partout. Du coup, le premier couplet du chant «Talaâ al badrou aleïna» par lequel était accueilli le Prophète Mohamed à Médine, était repris par un parterre de militants. Quand il fit son apparition dans le hall d'accueil, Rached Ghannouchi eut droit à une standing ovation accompagnée d' un bain de foule jamais connu auparavant. Porté par une marée humaine sous le halo des projecteurs, le leader islamiste prononcera un speech devant des milliers de partisans à l'aéroport de Tunis-Carthage. Un discours à peine audible et interrompu à maintes reprises par des slogans et l'hymne national. Dans une déclaration écrite qu'il a fait distribuer, Rached Ghannouchi confirme qu'il ne compte pas se porter candidat aux prochaines élections présidentielles. «Tout ce dont j'ai envie est de respirer l'air de mon pays après 20 ans d'exil et de souffrance, de prier à la mosquée Ezzitouna, de visiter et d'embrasser chaque coin de mon pays», souligne-t-il. Il souhaite en bref devenir «un homme simple» dont le rêve n'est autre que de partager la saga de cette révolution populaire. Certes, le retour de Ghannouchi donne un nouveau souffle au Mouvement Ennahdha. Cependant, le parti qui a souffert pendant plus de deux décennies d'une politique d'oppression menée tambour battant par un grotesque déploiement policier et des procès bâclés, devra faire dans les prochains jours face à des urgences d'ordre structurel telles que le dépôt d'un visa pour exercer en toute légalité, la nécessité de la tenue d'un congrès national (tous les derniers congrès ont été tenus en exil) ainsi que la nécessité de rassurer les Tunisiens par un discours politique rénové. Le retour de Ghannouchi sera donc le coup d'envoi pour préparer le terrain à la vraie offensive politique du Mouvement Ennahdha. Un mouvement qui risque d'être enrayé par une mobilisation frontale des factions politiques laïques. « Je ne brigue aucun poste » M. Rached Ghannouchi, chef du mouvement "Ennahda", parti non reconnu par l'ancien régime du président déchu Zine El Abidine Ben Ali, a regagné, hier, Tunis en provenance de Londres. Des milliers de personnes ont convergé vers l'aéroport Tunis-Carthage pour accueillir le leader historique de ce mouvement. «Le sang des martyrs nous a libérés et permis à des milliers des fils de ce pays de regagner le pays et à d'autres de sortir de l'exil» a crié Rached Ghannouchi. «Je suis de retour. C'est mon plein droit de retrouver mon pays et ma famille après plus de 20 vingt ans d'exil», a-t-il soutenu. «Je ne brigue aucun poste. Seulement, je rêve d'une Tunisie libre et prospère», a-t-il assuré. «L'Islam n'est pas l'apanage du mouvement Ennahda et cette religion accorde tous les droits légitimes de la femme et de l'homme», a-t-il relevé. «Je salue les jeunes, la région de Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi et toutes les régions du pays qui ont participé à cette glorieuse révolution qui a libéré le peuple du joug de la tyrannie», a ajouté Rached Ghannouchi, qui a saisi cette occasion pour rendre un hommage appuyé à l'armée tunisienne, l'appelant à continuer de protéger la révolution et défendre la patrie. «Je suis confiant que l'avenir de la Tunisie sera meilleur», a-t-il affirmé, appelant le peuple tunisien à resserrer les rangs et à œuvrer la main dans la main pour s'affranchir de la tyrannie et finir avec tous les restes de l'ancien régime. Les foules de citoyens venues accueillir Rached Ghannouchi ont entonné l'hymne national et scandé longuement plusieurs slogans dont : «Un peuple musulman non soumis» et «Fidèles, fidèles au sang des martyrs». Rached Ghannouchi n'a pas pu faire de déclaration à la presse à cause de la cohue de journalistes et de correspondants qui ont envahi l'aéroport à son arrivée. Une altercation a eu lieu entre les partisans du mouvement Ennahda et un groupe de citoyens sans pour autant dégénérer en rixe. Ces citoyens ont brandi des banderoles portant des slogans hostiles aux positions d'Ennahda : « Oui à la séparation entre la religion et l'Etat », « Non à l'extrémisme», «La Tunisie laïque» et «Oui à l'Islam, non à un gouvernement islamique».