Par Me Amin BEN KHALED Personne ne peut nier l'impressionnant C.V. de M. Ahmed Ounaïes, notre ministre des Affaires étrangères. Sur le papier, il est parmi les rares Tunisiens à connaître de près les rouages complexes de la diplomatie internationale. Personne ne peut aussi nier la profondeur des articles de presse qu'a publiés cet homme durant les dernières décennies, articles dans lesquels il a su vulgarisé avec objectivité et clarté les situations internationales les plus ardues. Mais personne ne peut nier cependant le fait que «l'examen oral» subi par notre ministre sur Nessma TV, dimanche dernier, a été, le moins que l'on puisse dire, raté. Un ministre des Affaires étrangères — de surcroît dans un gouvernement de transition — a essentiellement deux rôles : le premier consiste à négocier les problèmes internationaux, géopolitiques et régionaux les plus pressants qui s'imposent à un pays qui vit une conjoncture particulière; le second consiste à communiquer d'une manière claire, succincte, convaincante et surtout flegmatique. Ce dernier trait est décisif d'autant plus qu'il s'agit d'un moment historique dans lequel le citoyen tunisien, victime d'une certaine surenchère médiatique, veut notamment comprendre les enjeux diplomatiques relatifs à sa révolution. Or il est manifeste que l'animateur de l'émission, les deux journalistes présents sur le plateau et les téléspectateurs tunisiens n'ont rien compris des propos d'un ministre qui parle d'une manière excessivement savante et prolixe en utilisant à outrance un vocable hégélien, trop abstrait et abscons. Cette manière de communiquer — destinée peut-être à des étudiants en master de philosophie politique à la Sorbonne — a faussé le débat qui tournait essentiellement autour de trois axes importants: la position de la Tunisie faxe aux événements en Egypte; les motifs de la visite et des éloges faits par notre ministre à son homologue française, en l'occurrence Mme Michèle Alliot-Marie; et enfin les raisons pour lesquelles notre ministre a évité l'usage du mot «révolution» dans ses déclarations au Quai d'Orsay et à Bruxelles pour qualifier les derniers événements. Concernant la position de la Tunisie face à ce qui se passe depuis deux semaines en Egypte, notre ministre aurait pu dire que l'Etat tunisien est face à deux choix : ou bien soutenir les centaines de milliers de manifestants en coupant les relations diplomatiques avec l'Egypte et ses 85 millions d'habitants, l'un des pays les plus influents au Moyen-Orient, avec toutes les conséquences néfastes et inconnues sur notre jeune et fragile gouvernement de transition; ou bien rester prudent comme tous les pays du monde, c'est-à-dire condamner la violence et appeler à une transition pacifique. Le réalisme diplomatique et politique recommande la deuxième solution qui est la moins risquée pour notre pays et pour le devenir de notre jeune révolution dont le gouvernement ne veut pas, pour l'instant, se faire des ennemis déclarés parmi les voisins arabes. En ce qui concerne la rencontre avec la ministre des Affaires étrangères française, M. Ahmed Ounaïes, les journalistes de Nessma TV et tous les Tunisiens savent qu'en diplomatie il n'y a pas d'amis mais surtout des intérêts, qu'il n'y a pas des personnes, mais surtout des Etats et des institutions. Il est vrai que la ministre française avait proposé d'aider le régime du président déchu sur le plan sécuritaire, cependant, Mme Michèle Alliot-Marie représente l'Etat français, or cet Etat a rectifié sa position à l'égard de la Tunisie après le 14 janvier 2011, et ce, en changeant son ambassadeur à Tunis et surtout en affirmant son respect total de la volonté du peuple tunisien. Ainsi, l'intérêt de la Révolution tunisienne exige que nous gardions nos liens avec cet important partenaire. Mieux encore, il fallait rencontrer une Alliot-Marie dans une situation de faiblesse pour renforcer la position de la Tunisie face à la France. Tourner le dos à la France, en ce moment précis, avec l'animosité de certains régimes arabes qui regardent la Révolution tunisienne d'un mauvais œil, ne peut qu'affaiblir la position de la Tunisie. La rencontre était donc diplomatiquement nécessaire et politiquement judicieuse afin d'affirmer la place de la Tunisie sur l'échiquier euroméditerranéen. Les Tunisiens savent aussi qu'en diplomatie chaque mot a son importance. Les moins jeunes se rappelleront toujours les discours de Bourguiba dans lesquels il expliquait sa démarche lors des négociations avec un De Gaulle ou un Nasser, pourquoi a-t-il utilisé tel mot et non tel autre. Notre ministre des Affaires étrangères aurait dû répondre de la sorte à ses contradicteurs qui se demandaient avec, semble-t-il, une fausse naïveté, pourquoi avait-il évité de prononcer le mot «révolution» dans ses déclarations à l'étranger, en l'occurrence devant Mme Catherine Ashton, haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Tout d'abord, le gouvernement provisoire, encore fragile et transitoire, ne doit pas tomber dans un langage qui prône un internationalisme révolutionnaire euphorique qui risque d'inquiéter la communauté internationale. Le temps d'un Trotski, d'un Nasser ou d'un Khomeiny est révolu. Ensuite, l'usage du terme «révolution» n'est pas apaisant diplomatiquement, surtout pour nos partenaires européens qui suivent de près nos moindres faits et gestes. Cela pourrait être compris par les mauvaises langues comme le prélude à une remise en cause des acquis de la Tunisie comme la modernité, le régime républicain ou le statut personnel. Alors qu'en fait nous sommes attachés à ces acquis et aucune révolution ne pourra les remettre en question. Enfin, notre ministre des Affaires étrangères aurait pu dire qu'un bon diplomate doit souvent laisser entendre les choses au lieu de les dire expressément, c'est l'essence même de la diplomatie. Tout le monde l'avait compris, il s'agit bel et bien d'une révolution, inutile donc de le scander haut et fort comme l'ont fait certains de nos voisins à un moment ou un autre de leur histoire. En prêchant la simplicité, le pragmatisme et l'humilité, notre ministre aurait sans doute réussi à faire passer son message auprès des Tunisiens en les rassurant que la révolution est irréversible et que le jargon diplomatique, qui ne contient que des mots feutrés, n'est là que pour la protéger. Il n'aurait peut-être pas convaincu les journalistes présents et l'animateur, mais il n'aurait pas fait aussi mauvaise impression. Car il faut reconnaître qu'il est apparu totalement déstabilisé, comme une pâle image de lui-même.