Par Faïçal ABROUG* Je me suis jusque-là interdit de prendre part à cette diarrhée verbale (logorrhée) que l'on observe sur les plateaux de télévision, toutes chaînes confondues, ou que l'on entend à la radio (je dois reconnaître humblement n'y avoir jamais été convié; d'ailleurs devrais-je l'être ?) et où se mêlent dans une sorte de cacophonie — terme dont le sémantisme m'épargne le recours à un qualificatif — les hommages enflammés, voire hystériques à la révolution, les diatribes les plus acerbes, les invectives les plus triviales et les petites querelles narcissiques ou corporatistes de leadership de la révolution; où les laquais les plus serviles du régime de Ben Ali — est-il besoin de le qualifier — se sont transformés en farouches défenseurs de la Révolution et les personnages les plus louches en honnêtes citoyens et autres objecteurs de conscience et donneurs de leçons; sans parler bien entendu des revendications anarchiques, à caractère social ou professionnelle et des complaintes tous azimuts des citoyens, outre les manœuvres médiatiques dont les ficelles sont un peu grosses et où on livre à l'opprobre et au lynchage médiatique (à tort ou à raison) l'institution éducative et particulièrement les enseignants (cf. les micros-trottoirs à propos de la grève des instituteurs et des professeurs ainsi que le forum populiste et démagogique organisé par le ministère de l'Education et réservé aux élèves en présence du ministre du gouvernement provisoire, faut-il toujours le rappeler ?). Je me suis donc interdit toute participation aussi modeste soit-elle à cette logomachie débridée, quoique jalonnée de quelques tentatives de réflexion approfondie ou d'analyse qui se veut subtile des événements, jusqu'à la soirée du dimanche 6 février, où rivé à mon fauteuil devant la télévision, et après mon tour de zapping habituel, j'ai décidé — hélas — de rester sur Nessma TV pour découvrir l'invité de l'émission Hiwar (Débat), le nouveau ministre des Affaires étrangères qui a réussi à faire parler de lui dès sa première mission à l'étranger, quelques jours à peine après sa nomination et pour me faire — autant que faire se peut — une idée objective du premier «diplomate de la Révolution» (sic) à l'abri des préjugés et des influences de tout bord : j'ai été servi. M. Ahmed Ounaïes n'avait effectivement besoin de personne : il a suffi qu'il parle. Ma réaction a évolué de l'hébétement à l'indignation en passant par l'incompréhension et la paralysie intellectuelle, tellement les propos du ministre dépassaient l'entendement. En effet, les téléspectateurs ont eu droit à un discours redondant et répétitif qui s'articule autour d'une ineptie le ponctuant d'une manière confuse comme un leitmotiv et que je résume de mémoire : les fondements philosophiques de la Révolution qui a favorisé l'émergence de la conscience nationale subordonnée aux contraintes de l'Etat, à savoir les valeurs universelles de liberté, de justice et de dignité (mais qui n'autorisent pas, comble du paradoxe, le ministre à exprimer son soutien et, partant, celui du gouvernement, à la lutte du peuple égyptien et à ses aspirations légitimes de liberté, de justice et de dignité; attitude qui s'explique semble-t-il par le refus — noble sentiment — de s'ériger en donneur de leçons). Lesquels fondements doivent prendre appui sur la séparation des pouvoirs (exécutif, médiatique…) et la déontologie de la profession que doivent observer les journalistes et les médias s'ils veulent se comporter en gens responsables. Un laïus qui évacue sans ménagement aucun, toutes les questions posées par l'animateur de l'émission et les journalistes présents sur le plateau et qui porte, non sans pertinence, sur la position de la Tunisie et plus précisément le ministère des Affaires étrangères quant à la répression sanglante dont font l'objet les manifestants en Egypte et particulièrement sur la place Tahrir; sur sa visite à Bruxelles et en France; sur les propos de Mme Michèle Alliot-Marie, ainsi que ses propres déclarations qui ont provoqué le tollé général sur l'appréciation qu'il porte sur la Révolution tunisienne. La seule phrase qui ait du sens c'est celle où il dit ne rien pouvoir révéler sur le contenu de ses discussions avec les responsables européens à Bruxelles‑: en un mot (et permettez-moi de tordre le cou à la syntaxe), c'est au moment où il dit qu'il ne dit rien qu'il dit quelque chose. Lequel laïus, qui relève du délire, oscille entre le cours magistral ex cathedra sur les fondements philosophiques de la Révolution et la séparation des pouvoirs, d'une part, et la leçon de morale sur la déontologie du métier de journaliste et la méthodologie du débat, d'autre part; le tout sur un ton autoritaire (sauf le respect que je dois à mes anciens instituteurs) de vieil instituteur des années cinquante, émaillé de fréquents rappels à l'ordre à l'encontre de l'animateur et des journalistes présents sur le plateau‑: «Ne m'interrompez pas, laissez-moi continuer‑!», martelait-il sans relâche; alors qu'il ne faisait que gloser tout seul pendant plus d'une heure à tel point que la discussion a dégénéré en soliloque. Là où le bât blesse, c'est d'abord lorsque M. Ahmed Ounaïes persiste et signe les déclarations dans lesquelles il a exprimé l'honneur qu'il a eu de côtoyer Mme Michèle Alliot-Marie qui se prélassait au soleil sur les plages de Tabarka et sillonnait en jet privé la Tunisie du Nord au Sud, au moment même où des jeunes Tunisiens s'immolaient par le feu ou se faisaient tirer à balles réelles comme des lapins. Les propos et les comportements indécents de la ministre sont indignes du peuple français, prestigieux héritier de la Révolution de 1789, de celles de 1848 et de 1870 (La Commune), de la résistance contre l'occupation allemande et de mai 1968. Au lieu de projeter de nous envoyer des bombes lacrymogènes et des matraques électriques, et de nous exporter le savoir-faire français en matière de répression «mondialement reconnu» (triste renommée) selon les mots mêmes de Mme Michèle Alliot-Marie, celle-ci aurait dû nourrir le dessein de nous envoyer Les essais de Montaigne, l'esprit des lois de Montesquieu, Les contes philosophiques de Voltaire, les romans de Balzac, de Stendhal ou de Zola, les pièces de théâtre de Molière, les recueils poétiques d'Aragon ou d'Eluard (ou pourquoi pas la Princesse de Clèves), sans oublier les chansons de Brassens, de Léo Ferré, de Jean Ferrat ou de Jacques Brel pour ne citer, et pêle-mêle, que ceux-là. Là où le bât blesse, ensuite, c'est là où les propos de M. Ahmed Ounaïes laissent s'échapper des relents de mépris à l'égard de «l'homme de la rue» et à l'égard de la Révolution du peuple tunisien qualifiant les mouvements de masses d'anarchie voire de banditisme (le mot arabe utilisé est arbada). Un mépris inacceptable non seulement à l'égard de la Révolution tunisienne (vocable qu'il n'a pas pu prononcer) mais aussi à l'égard des révolutions qui ont jalonné l'histoire plus ou moins récente de l'humanité (indépendamment de leurs soubassements idéologiques et de leurs spécificités historiques) qui en ont eu toutes, chacune pour son grade, à savoir les révolutions russe, cubaine et iranienne. Pour terminer, je tiens, d'abord, à dire à M. Ounaïes que pour moi et probablement pour beaucoup de Tunisiens, côtoyer Mme Michèle Alliot-Marie n'est pas un rêve mais un cauchemar; de lui dire ensuite que ses propos sont une grave atteinte à la Révolution et à la dignité du peuple tunisien et une insulte à la mémoire des martyrs tombés au champ d'honneur; de lui dire, enfin, avec tout le respect que je lui dois, qu'il n'appartient qu'à lui de prendre, dans l'intérêt général et particulier, la décision qui s'impose : démissionner. * Ancien inspecteur pédagogique et syndicaliste