• Des complices repentis témoignent Ce n'est un secret pour personne. Le marché national est inondé depuis quelques années de produits en tous genres en provenance des pays d'Asie, notamment la Chine, l'Indonésie, l'Inde, la Turquie et la Malaisie. Le marché de l'artisanat n'a pas été épargné par ce phénomène, devenu inquiétant au cours de cette dernière décennie. A Hammamet, Sousse, Nabeul, Djerba… les produits artisanaux ont traversé des océans pour atterrir dans ces zones touristiques, sanctionnant ainsi le produit tunisien qui a été relégué au deuxième plan ou a disparu, pour certains articles, purement et simplement du circuit commercial. Enquête et lumière sur les filons d'un commerce prospère et mafieux. Ne laissant aucun secteur porteur d'argent à l'abri, les deux ex-familles régnantes ont fait main basse sur cette activité, aidées en cela, par des barons ripoux de la douane tunisienne. Après la révolution, les langues se délient et dévoilent les tenants et aboutissants de ce commerce juteux qui a causé tant de préjudice tant au produit artisanal tunisien qu'aux fabricants et aux petits artisans. Le pèlerinage à Pékin… Evoquant le mode d'emploi pour l'importation de cette marchandise exempte de droits de douane puisqu'elle est la chasse gardée de la pègre, un commerçant qui a côtoyé ce milieu nous confie‑: à vrai dire, les importateurs qui jouissent de la protection des familles sus-mentionnées se subdivisent en deux catégories. La première opère en argent liquide. Cela consiste à avancer de l'argent à l'un des membres de la famille régnante qui se charge de le convertir en devises pour le virer par la suite à un bureau de transit à Pékin, Istanbul, Djakarta, Ankara… Et à notre interlocuteur de signaler qu'un taux de 5% est déduit de la somme, avant qu'elle ne soit virée. L'importateur prend par la suite la destination du bureau de transit où l'argent a élu domicile, le retire moyennant une deuxième commission de 5% et vaque à ses affaires. Pour la deuxième catégorie d'importateurs, poursuit notre interlocuteur, lesquels sont considérés comme des brebis galeuses par la pègre parce qu'ils leur sont plus proches, le même procédé est observé, mais à la seule différence que ces derniers, au lieu de donner de l'argent liquide, avancent des chèques antidatés. La famille, qui leur prête de l'argent, leur accorde un délai de grâce, jusqu'à écoulement de la marchandise en Tunisie. Mais comment se passent les choses du côté de la douane‑? Une fois les container (kadra dans le lexique du milieu) atterrissent aux ports de La Goulette, Radès ou Sousse, sous le nom d'une société, le caïd se charge des formalités douanières. L'importateur doit payer une somme qui varie entre 25 et 30 dinars pour chaque container. Et à notre vis-à-vis de remarquer que le montant (dit jaâlla, pot-de-vin) perçu par le douanier corrompu varie entre deux et cinq mille dinars pour chaque livraison. Dans la foulée, notre commerçant repenti fait observer qu'afin d'éviter les yeux inquisiteurs, la marchandise est stockée dans des dépôts ou des caves discrets. Intervient par la suite un autre maillon de la chaîne. Il s'agit des grossistes qui viennent s'approvisionner en marchandises pour les revendre, sans facture évidemment, aux commerçants de Hammamet, Sousse, Nabeul… Importation illicite : une aubaine pour les commerçants Pratiquement, tous les commerçants des produits artisanaux s'accordent à dire qu'ils ont tiré profit de ces produits venus d'outre-mer. Moëz, dont le magasin regorge de porte-clés, gadgets, babouches, foulards, faux bijoux, portes de Tunisie en céramique, textile, godasses, bibelots, statuettes en résine, sacs en cuir, chopes…affirme‑: «Franchement, le prix du produit importé est nettement moins cher que le produit tunisien d'autant plus que le finissage est meilleur». Et d'observer que les touristes qui séjournent en Tunisie sont peu regardants sur l'origine du produit. Concernant l'achat de cette marchandise, Moëz précise que «des démarcheurs se présentent à nous, dont on ne connaît même pas l'identité, et proposent leurs marchandises. Ce système nous permet de dégager des plus-values substantielles tant au niveau de l'achat, puisque nous nous procurons la marchandise sans facture, qu'à celui de la vente, étant donné que la marge bénéficiaire devient plus importante en comparaison du produit local». S'agissant du contrôle douanier, notre interlocuteur dévoile : «En ce qui concerne les grandes surfaces d'artisanat dont les propriétaires sont eux-mêmes les importateurs, la mèche est donnée par des gens qu'ils connaissent. Ces derniers ferment alors leurs locaux, généralement pendant une demi-journée, le temps que les agents de la douane déguerpissent. Pour les petits commerçants, ils sont livrés à leur sort et ont le choix entre, soit la confiscation de la marchandise et la lourde contravention fiscale, soit le paiement de la jaâlla». Mais, qu'en était-il du rôle de l'administration de tutelle dans le règlement de ce secteur dont les pratiques illégales et indécentes ont causé beaucoup de tort et de préjudices aux fabricants et artisans tunisiens dont bon nombre ont fait faillite et sont venus gonfler l'armada de chômeurs dans le pays ? Tergiversations de l'administration de tutelle Le directeur de l'Office régional de l'artisanat de Nabeul affirme que jusqu'à la fin des années 90, on a réussi à tenir le taureau par les cornes. Tout contrevenant, dit-il, était sévèrement sanctionné et des enquêtes sont menées. Mais, à partir des années 2000 et jusqu'à aujourd'hui, on assiste à une véritable invasion des produits artisanaux en provenance des pays asiatiques. Pour contrecarrer ce fléau, l'administration de tutelle a eu l'idée, en 1996, de créer les magasins dits recommandés afin de protéger le produit national. Mais, juste après un laps de temps très court, cette expérience a connu un échec cuisant étant donné que les propriétaires de ces magasins ont fait fi de la principale recommandation, laquelle consiste à vendre exclusivement le produit tunisien et ont fait introduire dans leurs commerces des produits importés. En 2007, ajoute le directeur régional, un accord entre les gens de la profession et le Conseil national de l'artisanat a été conclu, lequel consiste à ne pas étaler sur le même rayon un produit tunisien et un autre importé. Une aberration, dit-il, dans la mesure où le produit artisanal tunisien ne représente aujourd'hui, dans le meilleur des cas, que 20% du produit exposé sur le marché..