Par Taïeb HOUIDI J'ai beaucoup travaillé dans la Tunisie «profonde», à faire des enquêtes sociales. J'ai souvenir de chefs de familles ou de tribu, des «kbar» (pluriel de «kbir», nos Anciens) qui avaient un sens profond de la justice et de la démocratie participative. Un jour, l'un d'eux rentrait du souk avec des fruits, quatre poires à partager entre ses cinq enfants, expliquant avoir jeté la cinquième, car elle était avariée par la chaleur et le long voyage. Il a alors demandé à ses enfants de quelle manière ils envisageraient le partage. Après un court conciliabule, ceux-ci, peu enclins à «couper la poire en cinq», ont convenu d'être départagés selon un tirage à la courte paille, étant entendu qu'au prochain voyage hebdomadaire, le perdant aurait deux poires, en récompense à sa patience. Transposez cette petite fable : les poires, ce sont les sièges de la Commission pour la réforme politique; les enfants, ce sont les candidats auxdits sièges, le «kbir», c'est notre président du moment. Celui-ci a abandonné l'option (à mon sens la plus raisonnable) de confier exclusivement à des experts la rédaction des textes sur la loi électorale. Pressé par une «opinion» plus présente par sa vigueur vocale que par son réel poids politique, notre président aurait pu alors définir cinq ou six critères d'éligibilité pour qu'un(e) candidat(e) puisse siéger dans cette commission. Chaque volontaire aurait alors déposé une demande avec des références répondant à ces critères. Sur les quelques centaines de demandes éligibles, on aurait alors tiré au sort 70 ou 80 lauréat(e)s. Et la démocratie aurait été la grande mais nécessaire victorieuse de cette procédure tout aussi élémentaire que transparente. Au lieu de cela, les Tunisiens assistent à une farce grandiose. Les critères d'éligibilité sont d'une opacité ahurissante ; les modes de désignation sont quasi occultes ; le nombre de sièges à pourvoir reste mystérieux. Bizarre, cette procédure qui veut que d'authentiques démocrates (j'en connais la majeure partie) en soient réduits à bricoler des «combinazione» qu'ils honnissaient hier encore. Et de surcroît, ils nous gratifient des plus splendides simagrées : «C'est normal, j'appartiens à telle association ou ONG ayant pour vocation la défense de la démocratie»… Ne se font-ils pas outrage à eux-mêmes à se coopter ainsi, comme dans une tribu endogame sur l'île de la «bien pensance» ? Ne réalisent-ils pas qu'avec de tels façonnages ésotériques, ils risquent de se faire laminer par le premier venu des réactionnaires ? Ne tombent-ils pas dans le travers de tous ces autoproclamés membres du Conseil national de protection de la Révolution et autres comités populaires, qui expliquent au peuple vouloir protéger sa propre révolution ? Oui, ils sont légitimes, nos candidats à la Commission pour la réforme politique ; mais le sont-ils plus que d'autres ? Pourquoi les partis, qui ont vocation à nous gouverner demain, ont-ils une part aussi congrue ? Pourquoi marginaliser des femmes et des hommes de ces partis, qui ont été d'authentiques héros dans la résistance et qui plus est, ont de la politique un véritable sens et une indéniable pratique ? Allons-nous continuer à nous embourber dans le principe de «l'œuf et la poule»de la légitimité ? Cela aurait été bien plus plaisant s'il y avait parité entre femmes et hommes. Mais pensez-vous ! 17 femmes pour 53 hommes; une pour trois; ça c'est de la modernité! Et en prime, une seule association qui s'arroge le tiers des sièges féminins. Cela aurait été bien plus sérieux et convaincant si 10 ou 12% des sièges étaient attribués à de vrais représentants de la jeunesse. Mais ces jeunes, que comprennent-ils aux lois électorales ? Cela aurait été bien plus mesuré et cohérent si une part raisonnable des sièges était affectée aux représentants des paysans qui forment un tiers de la population. Mais ces gens-là ne peuvent-ils au moins faire confiance à leurs élites intellectuelles (qui se considèrent également élites morales) ? Et le fait régional dans tout cela ? Acception réelle ou simple faire-valoir pour discours populistes ? Toutefois, j'essaie de rester serein quand tout reste inconnu. Que sera le décret-loi pour l'élection de l'Assemblée constituante ? Est-il déjà rédigé, bouclé, plié par nos juristes, pour être hâtivement entériné par les membres de la Commission (peut-il en être autrement, dans la mesure où le texte doit, en principe, être présenté le 30 mars?) ? Tout cela, n'est-il pas que pur spectacle, nos experts constitutionnels ayant déjà tricoté notre destin, certes avec compétence, mais sans concertation vraiment représentative? Mais incorrigible optimiste, je veux croire que le 24 juillet, je l'obtiendrai, mon Assemblée constituante, conforme à mes vœux de démocrate! Comme promis par notre second «kbir», notre Premier ministre, à qui je souhaite personnellement pleine réussite pour sortir notre pays de ce charivari. Incurable anxieux aussi, je ne peux m'empêcher de craindre qu'en cédant aux revendications des extrêmes, nous soyons peut-être tous en train de lâcher la proie de la bonne gouvernance démocratique pour l'ombre du tumulte…