Par Hafedh LAABIDI* Plusieurs arguments plaident en faveur d'une cohabitation "association-syndicat" des magistrats : D'abord, un cadre juridique approprié pour défendre et se défendre‑: le droit syndical est garanti par les traités internationaux (et par l'article 8 de la Constitution qui vient d'être suspendue). Or, bien que l'article 18 de la loi n°67-29 du 14 juillet 1967 relative à l'organisation judiciaire, au Conseil supérieur de la magistrature et au statut de la magistrature interdise formellement aux membres du corps judiciaire la grève et toute action concertée de nature à perturber, entraver ou arrêter le fonctionnement des juridictions, cela ne constitue qu'un seul mode d'action du droit syndical parmi plusieurs autres modes d'actions diversifiées : interdire au juge la grève et toute action similaire ne vaut pas lui méconnaître le droit syndical qui s'affiche au rang des droits constitutionnels. Il s'agit d'une règle générale de droit qui affirme que lorsque la loi réserve un cas déterminé,elle s'applique à tous les autres cas qui ne sont pas expressément exceptés,et qu'une loi restrictive ou qui fait exception à une loi générale ne doit pas être étendue au-delà du temps et des cas qu'elle exprime . D'ailleurs, on ne peut pas priver les magistrats d'un droit qui est pourtant reconnu à tous les agents publics conformément à l'article 4 de la loi n°83-112 du 12 décembre 1983 portant statut général des personnels de l'Etat, des collectivités publiques locales et des établissements publics à caractère administratif, alors même que ce déshéritage s'explique essentiellement par la conjoncture politico-sociale des années 60 de l' Etat tunisien qui commençait à peine à se frayer un chemin parmi les nations et n'avait nullement intérêt à ce que des corps indispensables au maintien de l'ordre et de la sécurité publique comme les magistrats, les forces de sécurité intérieure et les militaires aient accès à un droit de grève; interdiction qui n'a, de nos jours, plus aucune raison d'être. Même si elle refuse de se penser comme un syndicat, l'Association des magistrats tunisiens a engagé le processus de syndicalisation dans le corps judiciaire. Or la choisir comme moyen permettant l'exercice du droit syndical n'est pas juridiquement possible car elle est régie par la loi n°59-154 du 7 novembre 1959 et la loi organique n°88-90 du 2 août 1988 relatives aux associations qui soumettent celles-ci à une classification fondée plutôt sur leur activité et leur but que sur leur objet professionnel (associations féminines, sportives, scientifiques, culturelles, de bienfaisance, amicales etc.). La réponse officielle aux préoccupations économiques et sociales des magistrats n'a pas changé depuis toujours : vous ne formez pas un syndicat professionnel mais une association, celle-ci n'a pas le droit de défendre les intérêts économiques et sociaux de ses adhérents !. Se doter d'un syndicat professionnel des magistrats qui sera régi par le Code du travail, à l'instar des fonctionnaires publics ,présente l'avantage de permettre enfin aux juges de défendre librement leurs intérêts moraux et matériels sans besoin d' une quelconque symétrie avec d'autres corps , et de participer activement aux négociations sociales qui se déroulent entre le gouvernement et les différents acteurs sociaux, alors même que la participation éventuelle de toute association — eu égard à leur but — restait facultative et tributaire de la volonté du pouvoir politique, ce que ce pouvoir n'a toujours pas admis. Contrairement à l'association qui ne peut ester en justice que les cotisations de ses membres, les locaux, les immeubles et le matériel destinés à son activité , le syndicat professionnel, quant à lui, peut exercer devant toutes les juridictions tous les droits réservés à la partie civile, relativement aux faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'il représente . – La jouissance d'une protection efficace contre toute mesure abusive‑: La Tunisie a approuvé, par la Loi n° 2007-15 du 12 mars 2007, la Convention internationale du travail n° 135 concernant les représentants des travailleurs adoptée par la conférence internationale du travail à Genève le 23 juin 1971. Son article premier énonce que "les représentants des travailleurs dans l'entreprise doivent bénéficier d'une protection efficace contre toutes mesures qui pourraient leur porter préjudice, y compris le licenciement, et qui seraient motivées par leur qualité ou leurs activités de représentants des travailleurs, leur affiliation syndicale, ou leur participation à des activités syndicales, pour autant qu'ils agissent conformément aux lois, conventions collectives ou autres arrangements conventionnels en vigueur". Ayant une autorité supérieure à celle des lois, la convention n°135 assurera, certainement, aux magistrats membres du syndicat professionnel chargés de son administration ou de sa direction une protection efficace contre tout déplacement d'office ou révocation pour des considérations syndicales. – Une représentativité plus extensive‑: L'Union syndicale des magistrats exige qu'il soit créé dans chaque juridiction une section syndicale qui regroupe les magistrats dans le ressort de cette juridiction. La section syndicale de juridiction est la base de l'action militante : le délégué régional représente le Syndicat dans sa région, il transmet au bureau national les soucis et les revendications de ses collègues, et assure auprès des adhérents la diffusion des positions du bureau national. La composition dudit bureau n'est plus accaparée par des régions influentes, il doit inclure parmi ses membres des élus appartenant à des juridictions d'appel régionales. – Une vieille revendication : La création de l'Association des jeunes magistrats fut la réplique face à l'impuissance de l'Amicale des magistrats à défendre leurs intérêts moraux et matériels, elle agissait en guise de syndicat et appelait même à une grève générale en 1985, raison pour laquelle elle fut dissoute. Revendiquer la création d'un syndicat des magistrats remonte à des décennies, on ne fait que reprendre le combat de nos chers collègues qui ont sacrifié leur carrière pour une juste cause, croyant à juste titre que la lutte syndicale est la vraie clef de leur indépendance. – Un organisme qui a fait du bruit à l'étranger : Nombreuses sont les législations étrangères qui reconnaissent aux magistrats le droit de constituer librement des syndicats professionnels, la France, l'Allemagne, l'Algérie, le Niger, le Mali et autres pays en témoignent. On compte même trois syndicats en France. Le syndicat n'éclipse pas l'association‑: adhérer à un syndicat ne veut pas dire se retirer de l'association; au contraire, les deux organismes se complètent, voire s'épaulent, le magistrat doit rompre l'isolement dans lequel le pouvoir voudrait parfois l'enfermer. En se regroupant dans un syndicat, les magistrats donneront un sens nouveau à leur indépendance et à leur dignité. Honorables magistrats, les utopies d'hier sont devenues les réalités d'aujourd'hui, nous n'accepterons plus que notre parole soit bridée.