On ne naît pas démocrate. On le devient. Mais, à entendre Rousseau, «l'homme naît libre, et partout il est dans les fers». Le paradoxe des révolutions veut que la liberté enfante par moments les servitudes. Même -et surtout- pour ceux qui gouvernent. Dans son allocution avant-hier au siège de l'Institut arabe des chefs d'entreprise, M. Béji Caïd Essebsi a tiré la sonnette d'alarme. Le constat du Premier ministre du gouvernement provisoire est sans appel : «Un taux de croissance qui frôle 0%, un chômage qui touche entre 500 et 600 mille sans emploi dont 140 mille parmi les diplômés du supérieur et une dérive sécuritaire et médiatique dangereuse». Soit. Les clignotants sont au rouge. Mais le gouvernement lui-même semble ne pas y voir clair. Il y a dix jours, M. Caïd Essebsi parlait du projet de création de 40 mille emplois. Comme par enchantement, quelques jours plus tard, il parle de la création de 60 mille emplois. Soit une augmentation de 50% en deux temps et trois mouvements. Révolution ou pas, certaines tendances fâcheuses sont toujours de mise dans nos murs : on valse à loisir avec les chiffres. On les interpelle à souhait. Comme le tailleur manie l'étoffe. Au gré des humeurs du prince du jour. Et de ses souverains ciseaux ou prismes déformants. Ainsi font, font, font… Ceux qui assument la noble tâche de nous gouverner disposent d'une liberté écrasante. Au propre comme au figuré. Ils ne rendent pas compte de leur incurie. Et ils communiquent mal. Ou peu. Ou à côté. C'est-à-dire, d'une certaine manière, faux. Mais là où le bât blesse, c'est lorsque le Premier ministre du gouvernement provisoire parle de dérive médiatique. Le mot est lâché. A l'instar d'un tigre qu'on ne pourra plus guère dompter. On a beau fouiller dans les dépêches d'agence, nul argumentaire spécifique n'y est étayé. La dérive médiatique décriée est accolée à la dérive sécuritaire. L'association d'idées n'est guère fortuite. Les journalistes souscrivent volontiers à l'existence de la dérive médiatique. Mais ils voient la moitié du verre vide là où M. Essebsi la voit pleine. On le sait depuis toujours dans notre pays. Les journalistes ont bon dos. On les incrimine indistinctement de tous les maux. Ils subissent, se taisent et ravalent leur ressentiment. A leur corps défendant. «En face», il n'y a pas d'interlocuteur. Rien que des accusateurs. En vérité qu'ont fait les deux gouvernements provisoires pour promouvoir les nouveaux médias après le 14 janvier 2011 ? Rien et rien. On oublie autre chose : encore rien. Rien que de vagues promesses. En prenant soin de faire semblant. Ou, à défaut, d'accroire. Faire comme si en somme. La dérive médiatique. On aurait souhaité être éclairé par la lanterne de M. Caïd Essebsi à ce propos. Or de l'avis unanime, la plus grande dérive médiatique est le fait du gouvernement. Bientôt trois mois depuis la Révolution du 14 janvier et encore, hélas, point de médias nouveaux. Ou très peu. Côté non-octroi des autorisations de radios et chaînes TV, on renoue avec les performances à 100 pour cent du régime déchu. Certains mauvais plis ont la peau dure. L'enjeu tordu de la proie et de l'ombre perdure. Toujours dans l'impunité. Le plus fort abuse de son statut privilégié à bien des égards. On n'y peut guère. On escompte son imparable verdict. Et puis, entre-temps, il y a comme un rappel à l'ordre accusant l'enceinte médiatique de dérive. Dans certaines situations, la guerre finit faute de combattants. Ici, c'est du pareil au même. Bref, on aurait voulu éclore un autre discours. D'abord cohérent. Puis davantage conséquent. Enfin, moins délirant à l'endroit d'une enceinte médiatique que certains éliraient volontiers au poste de bonne à tout faire. Et à défaut de ferrailler avec le gouvernement, les journalistes ressentent les fers. L'opinion n'est guère en reste. Elle réclame son droit à une nouvelle presse critique et libérée des entraves. En vain. Révolution est parfois synonyme de confusion. Bien souvent là où on s'y attend le moins. C'est jour du Seigneur, on peut oublier, mais le pardon est une affaire de principe. Un vrai privilège. Décidément, on n'en sort pas !