Dans un livre important (Troisième vague), Samuel P. Huntington a estimé que la légitimité est un concept mou que les analystes politiques ont raison d'éviter. Il renvoie à Rousseau, qu'il cite volontiers. Celui-ci a pu noter que " le plus fort n'était jamais assez fort pour être toujours le maître, à moins qu'il ne transforme la force en droit et l'obéissance en devoir ". Aujourd'hui, la question de la légitimité se pose problématiquement pour ainsi dire en Tunisie. Quelle est la véritable source de légitimité du pouvoir ? J'entends tout le monde crier à l'unisson "la Révolution bien évidemment". Soit, on en convient. Mais, d'abord, de quel pouvoir s'agit-il ? Aujourd'hui, sous nos cieux, le pouvoir est dilué pour ainsi dire. Voire fragmenté à l'extrême. Auparavant, il a été décentré. Toujours au gré de la Révolution. Paradoxale révolution. S'ils n'ont pas fait leur critique du ciel, les Tunisiens n'en ont pas moins fait, magistralement, la critique de la terre. Les désacralisations et autres transferts de sacralité sont de mise. La fonction la plus touchée est celle du Président de la République. Longtemps considérée comme l'unique instance légitime, la présidence de la République constituait chez nous l'ossature du régime de confusion des pouvoirs. Aujourd'hui, elle est contestée et particulièrement mise à mal dans l'opinion commune. On cultive à l'endroit de son omnipotence éventuelle une méfiance explicite et non déguisée. Les armées battues sont, dit-on, les mieux instruites. Le parallèle avec la Révolution française s'impose. Aux dires de l'historien Michel Vovelle (dans son livre intitulé 1789), la désacralisation de l'Etat par la Révolution s'est opérée notamment à travers la nouvelle conception du souverain. Il était désormais roi des Français, non point l'oint du Seigneur, mais le dépositaire par délégation d'une partie de la souveraineté nationale: "La référence au droit naturel comme fondement de cette souveraineté se substituait au droit divin dont s'était réclamée la monarchie, elle légitimait l'atteinte majeure à l'ordre providentiel que représentait la Révolution". Il a donc, chez nous, un nouveau système de valeurs. Les dignités, ni les transcendances politiques fondamentales, ne sont plus les mêmes. Les épicentres sont ailleurs. Tout est chamboulé. Si bien que le pouvoir s'en retrouve dispersé. Sa fragmentation correspond à l'émergence de nouvelles notabilités, nouveaux argumentaires et référentiels sur la place politique. Les sources classiques de la légitimité s'en ressentent. Elles ne sont plus opérationnelles. Ou peu. Ou prou. Max Weber a bien démontré que la légitimité est traditionnelle, charismatique, ou légale. Celle qui s'ébauche sous nos cieux post-révolutionnaires échappe à la typologie classique du sociologue allemand. Elle est surtout multiple et volontiers boulevardière. Sans nul doute, la transition implique-t-elle des servitudes. Celle de l'éphémère en prime. Mais les états intermédiaires ont ceci de particulier qu'ils préparent les longues durées pérennes. Et force est de constater que les instances normatives se télescopent chez nous depuis peu. Le gouvernement de transition est supposé être, par essence, un gouvernement provisoire de gestion des affaires courantes. La conception du futur des institutions n'est guère de son ressort. Il faudra en référer à l'Assemblée constituante, dont l'élection est prévue le 24 juillet prochain. Or l'Instance etcétéra (Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique) a présenté un projet de décret-loi relatif à ladite élection. Lequel projet est à l'origine d'une grande discorde. Il provoque davantage de débats acharnés et de remous qu'il ne soude les composantes de la scène politique. Certes, on en est encore au stade de projet. Mais le Président de la République par intérim devra en décider incessamment par décret-loi. Entre-temps, le Premier ministre par intérim s'est publiquement démarqué de certaines dispositions dudit projet de décret-loi. Cela équivaut à trois positions dans l'enceinte du pouvoir, sans compter celles de l'opinion. L'Instance etcétéra approuve, le Premier ministre désapprouve et le Président de la République se tait. Trois instances capitales. Trois positionnements qui risquent d'aggraver les clivages. Les légitimités exclusives et circonstancielles s'en ressentent. Fragmentée et diffuse au gré des humeurs et des manœuvres politiciennes, la légitimité républicaine en pâtit. Comme l'a si bien dit Rousseau : le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître. Pourtant, certains au sein de l'Instance se sont avisés de transformer la force en droit et l'obéissance en devoir. En vain. Est-il besoin de le rappeler ? Soufiane Ben FARHAT