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Aux sources de la modernité dans le monde arabe (Suite et fin)
Grands entretiens/ Interview inédite de Gilbert Delanoue, grand orientaliste français
Publié dans Le Temps le 13 - 03 - 2010

Ci-après la deuxième partie de l'entretien que j'ai réalisé pour la revue MARS, en ma qualité de rédacteur en chef, avec l'une des figures incontournables de l'orientalisme français, Gilbert Delanoue, peu avant sa disparition.
L'abondance de la matière sur le thème de la modernité auquel la revue consacrait alors un numéro spécial, avait empêché la publication de cet entretien.
Son caractère inédit, la stature imposante de G.Delanoue dans le paysage des études arabes, l'actualité du thème de la modernité dans nos pays, qui mérite constamment défense et illustration, nous ont conduits à le mettre à la disposition des lecteurs de notre journal «Le Temps».
H.A. : Qu'entendez-vous par modernisation ? intellectuelle ou matérielle ? Pourriez-vous préciser la notion de modernité ?
G.D : C'est probablement la question la plus difficile ! Ma première réaction sera de chercher ce qu'il y a derrière cette question, ou de vous la retourner, à l'image des talmudistes : pourquoi parler de modernité ? Les Arabes s'accuseraient-ils ou seraient-ils accusés de n'être pas assez modernes ? Ils ne sont, bien sûr, pas les seuls concernés par cette question ! Les médias français n'ont-il pas récemment cherché à culpabiliser les Français parce qu'ils ne seraient pas assez modernes, par rapport aux Suédois, davantage adeptes de l'Internet ? Dans ce cas, les intérêts économiques en jeu sont assez évidents. Donc, qui pose la question et pourquoi ?
Le concept de modernité, qui nous vient du XVIIIe siècle, est mou et problématique, en France même. Qu'est-ce à dire au juste ? La technique en elle-même ne pose pas de problème particulier. Quand les conditions économiques et politiques étaient réunies, les chefs arabes ont toujours pu adopter les techniques occidentales qui les intéressaient : il suffit d'une fatwa. Ainsi l'imprimerie a été adoptée parce qu'elle était nécessaire à l'Etat et parce qu'il y avait un marché. Mais après de longues discussions, où l'on évaluait les mérites et les inconvénients respectifs de l'imprimerie et de la lithographie. Feu le Père Demeersman a publié une série d'articles savoureux à ce sujet dans la revue Ibla, à partir de fatwas recueillies en Tunisie. Je ne sais si l'Internet exige à son tour des fatwas. En tant que père de famille, je comprends que la télévision pose problème, avec le « n'importe quoi » de la culture marchande dominante apportée par la civilisation contemporaine. Je comprends le refus d'un ami syrien d'acquérir une parabole ! C'est une transposition actuelle de l'attitude réformiste prônée par Mohamed Abdô : on fait un choix dans l'apport de l'Occident, en prenant le bon et en laissant le mauvais. Bien que je sois assez enclin à suivre ce précepte, je reconnais qu'il n'est guère tenable dans la réalité.
H.A. Pour que certains soient modernisateurs, il faut que d'autres soient conservateurs. N'a-t-on pas exagéré l'hostilité à l'innovation des oulémas, qui forment une classe nombreuse, diverse et active ?
G.D. : Je dois dire qu'à titre personnel, je me suis toujours très bien entendu avec certains oulémas : sans doute existe-t-il une certaine parenté intellectuelle entre un professeur d'université français et un âlim ...
Pour revenir au XIXe siècle, Rifaa Tahtâwi était certainement « conservateur » en ce qui concerne la langue arabe. A l'occasion d'un colloque organisé à Aix-en-Provence sur l'Egypte khédiviale, j'ai découvert un petit texte de deux pages de 1868, où il marque que la connaissance de la langue arabe et des sciences afférentes - lexicographie, rhétorique, grammaire, l'imprégnation des beaux textes anciens est nécessaire pour la compréhension de la Loi divine. Tous les pays musulmans, dit-il, même ceux dont ce n'est pas la langue, doivent entretenir un rapport privilégié avec l'arabe. Mais là encore, pour interpréter ce texte, gardons-nous des erreurs de perspective, replaçons-nous dans le contexte de l'époque : nous sommes avant le nationalisme à l'européenne. Au XIXe siècle, au temps d'Afghânî et même avant, on circulait beaucoup plus librement qu'aujourd'hui dans l'immense aire musulmane. On avait une langue commune, l'arabe, que l'on parlait avec des accents variés - y compris turcs et persans - une culture commune, on copiait des manuscrits. Le sujet d'un émir d'Asie centrale pouvait résider au Caire, où on l'appréciait selon sa science et son talent, non selon son accent. Cela est oublié, dans un monde où l'on valorise à l'excès les frontières nationales. Je pense d'ailleurs que la critique des nationalités à l'européenne est aujourd'hui dangereusement accaparée par les fondamentalistes. Louis Massignon a écrit sur cette communauté de compréhension entre musulmans, par la langue arabe.
Il ne faut pas en déduire que Rifaa Tahtâwi défendait un panislamisme anachronique. On savait qu'il y avait une pluralité nationale, on rêvait d'un califat unitaire, mais il n'y avait que les Européens pour désigner le sultan Abdul Hamid comme le « pontife suprême de l'Islam », adaptation de la notion de papauté qui n'a aucun sens en islam sunnite. Je vous renvoie aux articles de Gilles Veinstein dans le n°2 de la revue L'autre Islam, publiée par l'INALCO, sur le califat ottoman et le panottomanisme.
Les notions de « conservatisme » et de « progressisme » sont extrêmement mouvantes. Face à ce sentiment d'appartenance à la grande Oumma musulmane, qui est, avec le recul, le plus progressiste ? Celui qui, tel mon maître Louis Massignon, y voit une richesse à conserver, ou celui qui se jette dans les idéologies nationalistes qui divisent les peuples ?
Nous sommes marqués par une conception de l'histoire de la littérature et de la pensée, comme obsédée par la notion de progrès, qui n'est pas assez historienne. Elle nous a été léguée par les maîtres historiques de l'orientalisme et j'ai dû, pour ma part, m'en débarrasser laborieusement. Cette idéologie naïve partait du postulat de « l'arriération » des Arabes et cherchait à repérer « les moins arriérés » ou « les plus progressistes ». Les travaux de Sabrina Mervin sont très utiles pour se départir de cette exaltation du progressisme, sous-tendue par l'idée que l'on peut ainsi aider les peuples concernés. Il est vrai que les progressistes sont a priori plus sympathiques que les conservateurs. Disons d'emblée qu'il y a des imbéciles partout, y compris chez les conservateurs. Il y a dans toutes les cultures des gens qui refusent le fil à couper le beurre ! Cependant, il est capital d'étudier ceux qui sont qualifiés de conservateurs, même s'ils ne sont pas drôles, même si la fermeture intellectuelle n'est pas sympathique. La tâche de l'historien est d'étudier un milieu dans son ensemble, y compris les tenants du statu quo et non d'exalter une personnalité dans laquelle il a tendance à le projeter, comme je le fais sans doute avec Mohamed Abdou !
Cette attitude historique véritable est illustrée par André Raymond dans un article intitulé « Ville musulmane, ville arabe : mythes orientalistes et recherches récentes ». Pour Sauvaget, qui était pourtant un vrai savant, la ville arabe est une dégradation de la ville grecque. Cette ville « soukisée » n'est pas une ville : elle n'en a pas le dessin, le bel ordonnancement rectiligne, les règlements, l'élite administrative. Elle est informe , pleine d'impasses. Bref, on la décrit de manière péjorative. Or les historiens de la génération d'André Raymond ont découvert que c'était beaucoup plus compliqué que cela. Les recherches récentes montrent que cette fameuse « dégradation » a commencé à l'époque byzantine. Le mythe orientaliste n'est plus. On a historicisé la ville arabe, en l'étudiant de près, à partir des archives. Des villes comme Damas, Palmyre, Le Caire, n'ont pas été immobiles. Telles qu'elles étaient au XIXe siècle, elles avaient déjà subi de nombreuses transformations depuis la conquête arabe. La ville arabe n'existe pas, pas plus que les Arabes, comme essence éternelle, sinon comme objet de croyance ou d'idéologie.
H.A. Au même titre que les autres fabrications nationales, comme les Français, les Italiens, ...
G.D. : J'irai même plus loin : l'Islam au singulier ne devrait pas exister, ailleurs que dans l'âme du croyant ou dans le passé de Dieu. Car il y a en réalité des Islams, au pluriel. L'Islam de Rifaa Tahtâwi n'est pas l'Islam de tel ou tel cheikh. De même, le christianisme de Mgr Lustiger n'est sans doute pas celui d'un pêcheur sicilien. J'admets volontiers qu'il y ait quelque chose de commun de l'ordre du sacré.
Revenons au texte de Rifaa Tahtâwi de 1868 que j'évoquais plus haut. Il est très difficile d'en conclure qu'il est conservateur ou progressiste. Il rappelle l'importance de la langue arabe, pour l'ensemble de l'Oumma musulmane, en regrettant un certain déclin de son usage. Il se réjouit que les orientalistes, dans leurs écoles, éditent et rééditent les trésors de la langue, en souhaitant que ce travail soit aussi vivant dans les pays arabes. Il se propose de réactiver l'étude de l'arabe, dans le sens de ce qu'il appelle l'adab, c'est-à-dire de l'imprégnation des étudiants par les beaux textes anciens, afin qu'ils prennent conscience de l'étendue, non seulement religieuse ou linguistique, de la culture arabe ancienne. Ceux qui méprisent la langue arabe et proposent de la remplacer par d'autres langues - le français, l'anglais ou un dialecte - parce que, disent-ils, elle est si difficile que le jeu n'en vaut pas la chandelle, ne savent pas contre qui ils luttent. Il admet cependant qu'on écrive le dialecte, à des fins utilitaires. Est-il progressiste ou conservateur en écrivant cela ? Il est évident pour lui que la langue ancienne, celle des beaux poèmes d'autrefois que l'on déclamait sur les marchés pré-islamiques, est le véhicule de la sagesse. Il se propose de la réactiver par la discipline de l'adab. C'est cela, ajoute-t-il, qui a donné vie à l'Islam à travers les âges et peut à nouveau lui donner vie. La langue arabe est le véhicule de la sagesse, de l'énergie, de la science et de la civilisation. Où est le progressisme ? Où est le conservatisme ? Le problème que vous posez mérite d'être revisité, à partir des textes conservateurs, par des historiens qui envisagent l'Oumma islamiya, l'aire musulmane, comme porteuse d'une culture commune.
H.A. Pourriez-vous revenir sur la figure autoritaire de Mohamed Ali que vous évoquiez au début de cet entretien. Quelles seraient selon vous les relations entre autoritarisme et modernité ?
G.D. : C'est une question difficile. Le monde arabe n'a pas l'apanage des figures autoritaires, qu'il faudrait examiner dans leur ensemble pour les caractériser... Il faut aussi dire un mot des « masses », qui ne sont pas seulement arabes, puisqu'on a pu aussi bien parler des « masses argentines » à l'ère Peron. Quant à cette notion de « masses », de jamahiriya...
H.A. : ...que l'on est pas obligé de traduire ainsi....
G.D. : Certes, mais « foules » ou « multitudes » ne sont guère plus heureux ! Ce terme nous renvoie à l'histoire générale et pas seulement à l'histoire arabe. Mais il faut aussi analyser les conditions locales. N'exagérons pas l'importance des Etats autoritaires ! La situation est loin d'être désespérée ! Il y a des ébauches de corps intermédiaires. Les oulémas, les clercs, ont aussi joué un rôle politique. Chez les chiites, du fait de leur plus grande cohésion, ils ont moins été manipulés par les princes que chez les sunnites. Voyez Sabrina Mervin pour la notion d'ijtihad chez les chiites. Même si, là comme ailleurs, on ne peut exclure des manoeuvres de couloirs, la libre discussion académique a conféré au mujtahid une liberté totale par rapport au prince. Par ailleurs, la notion de choura a acclimaté les régimes parlementaires dans les pays arabes. En Egypte, en Tunisie et au Maroc notamment, le prince n'est pas seul face à une masse informe. Le despotisme absolu à la manière de Montesquieu est en fait très peu répandu.
La notion de « masses » est trompeuse, car elle suppose que le prince s'entoure d'intellectuels chargés, théoriquement, de les instruire. En fait, manipulés par le prince ou à son service, ils se gardent bien de susciter la moindre évolution. Combien de fois ai-je eu l'impression, en Egypte, après avoir assisté à un colloque savant, que les intellectuels n'étaient surtout pas là pour agir ? Je ne crois plus aux « intellectuels, conscience de la nation » ! Vous me pardonnerez cette remarque de Français porté sur l'esprit critique, mais je regrette parfois que les paysans et les artisans ne s'organisent pas de manière autonome par rapport à l'Etat et ne prennent pas eux-mêmes la parole, à l'image du syndicalisme ouvrier chez nous, qui n'ont pas hésité à dire leur fait à l'Etat.
Sabrina Mervin a montré que les oulémas chiites étaient soumis aux Za'ïms détenteurs de la force. J'avoue que la brutalité de l'administration me révolte. Il serait assez facile de trouver des traces, dans l'histoire, d'une oppression rurale encore perceptible aujourd'hui, à laquelle les gens se sont accoutumés depuis longtemps. Mais les intellectuels arabes ne s'expriment, le plus souvent, qu'à demi-mot. Il manque un véritable esprit révolutionnaire ...
H.A. : On ne peut pourtant nier que cette soi-disant volonté révolutionnaire, dont on a pu mesurer les effets néfastes, se soit abondamment exprimée dans le monde arabe depuis les guerres d'indépendance. Le discours révolutionnaire ne s'accompagnait pas forcément d'une révolution et d'une transformation sociale et n'était pas tenu le plus souvent par des révolutionnaires.
L'une des rares révolutions dans le monde arabe qui a conduit à des transformations profondes de la société s'est faite en Tunisie et s'est faite par le droit, en changeant les lois, et non par les armes et la phraséologie révolutionnaire !
G.D. : Je me référais surtout à l'oppression agraire. Je connais un peu l'histoire du syndicalisme égyptien. Comment expliquer l'absence de mouvements durables ? Il y eut des mouvements syndicaux sous Nasser. Les nationalistes ont redouté un soulèvement des paysans. Nasser a fait une réforme agraire qui a calmé le jeu. Mais les revendications de l'ancienne paysannerie égyptienne sont très profondes. Tout gouvernant se doit d'employer des intellectuels, qui peuvent même obtenir le prix Nobel. Chaque auteur égyptien en rêve...
H.A. : C'est un rêve légitime...
G.D. : Je voudrais terminer sur la religion. La religion n'est pas un concept mais un agrégat de hasards. Ce qui est religieux chez les uns ne le sera pas nécessairement chez les autres. Au sein d'une même confession, l'étendue du religieux peut varier. On a eu tendance à mettre, si j'ose dire, du religieux à toutes les sauces. Le religieux musulman était beaucoup moins envahissant à l'époque pré-moderne et jusqu'à la fin du XIXe siècle que de nos jours. Là-dessus, le livre d'Olivier Carré, L'Islam laïc ou le retour à la grande tradition contribue à dissiper une illusion contemporaine. On faisait la prière, bien entendu, mais on était beaucoup moins soucieux d'observer la Loi divine. Tout le monde n'était pas ouléma ! Il ne peut y avoir, à proprement parler, de retour vers un passé. C'est l'imaginaire qui construit un passé, lequel n'est autre que le futur désiré. Les mouvements islamistes sont en train de construire un Islam imaginaire qui n'a jamais existé. Des réformistes aussi sont tombés dans ce travers.
Pour simplifier, on peut distinguer deux types de réformistes. Les premiers disent que quelque chose ne va pas, en prenant appui sur des faits sociaux réels. C'est la démarche de Mohamed Abdô, qui a souhaité limiter la polygamie et la pratique du talâq, pour lutter contre des maux bien identifiés. L'autre attitude, qui est celle de Rachid Rida, est beaucoup plus grave. En se déterminant par rapport à autrui - les chrétiens, qui ne connaissent ni la polygamie, sauf sous la forme déguisée de l'adultère, ni la liberté du talâq] - il se borne à une défense apologétique de l'Islam, sans s'occuper de ce qui se passe réellement dans la société musulmane. Cette approche habituellement désignée comme réformiste est selon moi profondément conservatrice. Rachid Rida est partisan de l'ijtihad. Mais que proposerait-il pour éduquer les femmes, qui doivent rester à la maison ? Des cours de ménage, de cuisine, de puériculture. C'est réformiste, si l'on veut. Mais ce n'est pas le réformisme de Mohamed Abdou. L'éducation des filles s'est faite tranquillement à partir du moment où l'on a mis au point des écoles raisonnables pour elles. Qu'est-ce qu'un acte d'ijtihad qui donne lieu à des discussions infinies sur la licéité ou non des statues de grandes figures comme Mustapha Kemal. Les modernistes sont en droit de se demander : est-ce si important pour la société ? L'ijtihad ne doit-il pas imprimer une direction à la société ?


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