Par Abdelhamid Gmati La grogne à Gafsa (où on a décrété le couvre-feu à Sned) et dans d'autres régions malgré les visites fructueuses de plusieurs membres du gouvernement provisoire. On s'impatiente de ne rien voir venir. Les revendications et les exigences, de même que les manifestations, ne cessent pas, même si elles ont baissé d'ampleur. Elles touchent même les agents des forces de sécurité intérieure qui s'y mettent avec leurs brassards rouges, déplorant d'être culpabilisés et montrés du doigt. L'Université vit un grand malaise. Des propositions de l'Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la Révolution, concernant les anciens membres du RCD, et la parité lors des prochaines élections, sont contestées et font débat. Des « incendies » sont allumés un peu partout, conséquence des dégâts faits par la dictature. Des salafistes qui interviennent dans les mosquées et ailleurs, voulant imposer leur république islamiste et leur émir. On conteste tout et on soupçonne tout le monde. Même les appels à la nécessaire sécurité sont suspects. Bref, l'effervescence des premières semaines fait petit à petit place à l'inquiétude. Les milliers de jeunes qui risquent leurs vies sur des embarcations de fortune pour quitter le pays expriment ainsi une inquiétude certaine. Où va t-on ? Un peu plus de trois mois après le début de la Révolution et alors qu'on croyait avoir balisé la voie politique, on se rend compte que rien n'est sûr et que les embûches sont nombreuses. Le mode de scrutin proposé pour élire la Constituante ne fait pas l'unanimité. Et on s'interroge : cette Constituante sera-t-elle réellement une émanation du peuple et concrétisera-t-elle les objectifs de la Révolution ? D'aucuns y voient le résultat des tractations des partis qui sont loin de représenter le peuple. Des partis uniquement soucieux de leurs intérêts particuliers. On pensait que les débats seraient fructueux mais ils se sont transformés en querelles, en dénonciations, en dénigrements réciproques, en exclusion. Comme celle qu'on veut imposer à des milliers d'ex-rcédistes, pas nécessairement coupables ni complices des méfaits de Ben Ali. De fait, on a l'impression qu'il y a un décalage entre la majorité de la population, essentiellement soucieuse des véritables motifs de la révolution à savoir la marginalisation et les conditions socioéconomiques déplorables, et une élite représentée par les partis et certaines organisations, totalement obnubilée par le pouvoir. Jusqu'ici aucun leader ne s'est imposé, aucun projet n'a retenu l'attention. Tout le monde parle et gesticule, créant une cacophonie stérile. Et l'on est amené à se demander si le peuple tunisien, auteur d'une révolution remarquable, est mûr pour la démocratie. Certains, déjà désabusés, n'hésitent pas à être affirmatifs. Et de rappeler que dans la culture arabo musulmane, il y a toujours eu un chef : calife, sultan, roi, auquel le peuple était toujours assujetti et obéissant. Le pouvoir n'a pas été collectif mais personnel. Et d'expliquer les dictatures dans le monde arabe par cette tradition culturelle. Et, avec tristesse et un brin de scepticisme, ils avancent : «La démocratie, c'est quoi ? Le pouvoir au peuple ? Ben Ali était démocrate, mais à sa manière. Avec les Arabes, il faut une main de fer. Sinon, c'est le chaos». Certes ces propos traduisent une certaine frustration, une certaine désillusion. Mais ne sommes-nous pas au début d'un processus inédit qui comporte inévitablement des embûches et des ratés. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas être vigilant car la cacophonie, l'absence d'horizon, de voie porteuse et d'espoir font le lit de la dictature. Pour le moment, tout le monde parle au nom du peuple. Et tout le monde se dit démocrate. La démocratie, tout le monde en parle ; un peu comme « l'Arlésienne » d'Alphonse Daudet : tout le monde en parle mais on ne la voit pas venir. La dictature, elle, rôde toujours, surtout lorsque le poste est vacant.