Il a fallu donc près d'une décennie pour que la plus grande puissance du monde arrive à neutraliser celui qu'elle tient pour responsable de l'acte terroriste le plus spectaculaire de l'histoire, commis le 11 septembre 2001 contre les deux tours jumelles à New York et le Pentagone dans la banlieue de Washington. Ben Laden l'homme n'est plus, mais son idée lui survivra sans doute quelque temps encore, mais sûrement pas longtemps. De son vivant, le terroriste saoudien n'a pas séduit grand monde. Il est vrai que le 11 septembre 2001, des millions d'Arabes et de Musulmans le tenaient pour un héros plus par haine contre la politique étrangère américaine que par adhésion au radicalisme jihadiste de Ben Laden. Mais plus l'ampleur terrifiante des dégâts causés par le 11 septembre était étalée, plus les gens étaient horrifiés et plus Ben Laden perdait de son attrait auprès des foules. L'indifférence des foules arabes et musulmanes vis-à-vis de son assassinat par un commando héliporté de l'US Navy est un indicateur grandeur nature sur le degré d'attrait de l'homme et de son idéologie. Cet attrait, il faut bien le reconnaître, est quasi nul, et le mot idéologie n'est pas très approprié. Car toute idéologie préconise un modèle de société à construire. Mais Ben Laden et son organisation Al Qaïda n'ont rien à proposer sinon de poser des bombes partout où c'est possible de le faire, le but étant de provoquer gratuitement le maximum de morts et de destructions. L'indifférence des foules arabes est d'autant plus remarquable que le terroriste saoudien n'a même pas eu droit à un ensevelissement sous terre. Si les Américains ont pris la décision de l'immerger dans l'océan au lieu de l'enterrer, c'est, expliquent-ils, parce qu'ils n'ont pas trouvé de pays arabe qui l'accepterait. Peut-être la vraie explication est que les Etats-Unis ne voudraient pas voir la tombe de Ben Laden se transformer en lieu de ralliement des terroristes. Mais au-delà des péripéties de sa mort et de son immersion, se pose la question des répercussions de la disparition du terroriste saoudien sur le réseau qu'il a mis en place et qui a pris l'aspect d'unités autonomes dont la plus connue est l'Aqmi (Al Qaïda au Maghreb islamique). Cette disparition aura des conséquences financières désastreuses, car l'organisation terroriste est financée essentiellement grâce à la fortune personnelle de Ben Laden et au réseau de connaissances de riches saoudiens qu'il entretenait directement ou indirectement. Sa disparition risque également de se répercuter négativement sur le recrutement. L'aura qu'exerçait Ben Laden sur de jeunes radicaux arabes étant le plus important facteur d'engagement dans les rangs d'Al Qaïda, celle-ci aura probablement beaucoup plus de mal à attirer de jeunes recrues. A ces difficultés s'ajoutent les problèmes de succession et les rivalités entre prétendants qui ne manqueront pas d'éclater. Les Etats-Unis et les pays européens ont sagement pris les précautions d'usage en matière de sécurité en prévision d'éventuelles représailles que mèneraient les terroristes d'Al Qaïda contre les intérêts occidentaux. Les précautions sont, certes, nécessaires en toutes circonstances. Toutefois, les inquiétudes exprimées çà et là sont un peu superflues, car si la nébuleuse terroriste de Ben Laden avait les moyens et l'opportunité de frapper, elle n'aurait eu besoin d'aucun prétexte pour le faire. Elle n'aurait pas attendu la mort de son chef pour montrer sa force. Sur un autre plan, la mort du chef terroriste va envenimer un peu plus les relations entre les Etats-Unis et le Pakistan. La présence de Ben Laden dans une banlieue huppée de la capitale pakistanaise approfondira la crise de confiance entre Washington et Islamabad. Le Pakistan, qui a toujours clamé son ignorance de l'endroit où se trouvait Ben Laden, aura cette fois bien du mal à convaincre les Américains qu'il ne savait pas que l'homme le plus recherché du monde se trouvait à quelques kilomètres de sa capitale. De leur côté, les Américains, après avoir laissé les autorités pakistanaises dans l'ignorance totale de leur projet d'attaque de la cachette de Ben Laden à Abottabad et les ont informées seulement après la fin de l'opération, auront bien des difficultés à convaincre Islamabad de coopérer avec Washington en toute transparence et confiance. Cela dit, les autorités américaines et pakistanaises, ne pouvant se passer l'une de l'autre, n'ont d'autre choix que de continuer à coopérer, même si cette coopération est entachée d'hypocrisie, de mensonge et de tricherie. Depuis longtemps, du reste, et plus précisément depuis l'invasion de l'Afghanistan par les troupes soviétiques, la coopération américano-pakistanaise n'a jamais été basée sur la confiance et la transparence. Qu'il s'agisse de la bataille contre les troupes soviétiques en Afghanistan dans les années 80 du siècle dernier ou de la lutte contre Al Qaïda ces dernières années, les calculs politiques de Washington et d'Islamabad n'ont jamais réellement coïncidé. Après la mort de Ben Laden, ils continueront de coopérer, mais avec beaucoup moins de confiance et beaucoup plus de méfiance.