Nous serions tentés de dire que, pour l'establishment américain, il y a lieu de parler de cadavre exquis. Et pourtant, non, il ne s'agit guère du fil mythique de Francesco Rosi avec le non moins mythique Lino Ventura. Absolument pas. C'est plutôt d'image de marque sur fond macabre qu'il s'agit. La mort de Ben Laden, supposée être survenue en début de semaine, crédite de prime abord le capital sympathie du président américain Barack Obama. Il engrange des dividendes dès maintenant, bien avant la course à l'élection présidentielle de 2012. D'ailleurs, selon un sondage publié mercredi par CBS News et le New York Times, 57% des Américains approuvent désormais Obama. Soit une hausse de 11% par rapport à la moyenne de sa cote de popularité il y a un mois. Et ça tombe bien. Obama s'était déclaré candidat pour un second mandat il y a peu. On le sait depuis des lustres. L'Amérique affectionne particulièrement ceux de ses dirigeants qui remportent des victoires militaires. Les Américains sont supposés en tenir compte au moment de glisser le bulletin de vote dans l'urne. De quoi s'interroger légitimement sur l'opportunité politique et le minutage de l'annonce de la mort de Ben Laden ici et maintenant. A relever qu'Obama a annoncé cela dans une adresse "à la nation américaine et au monde entier". Il a de quoi se frotter les mains. C'est élémentaire et évident. Seulement, en politique plus qu'ailleurs, l'évidence n'est pas toujours vraie. Le sort de la dépouille "inhumée en mer" ainsi que l'absence de photos du cadavre de Ben Laden posent en effet problème. Elles agissent comme un vicieux effet boomerang. Récapitulons : Mardi, le directeur de la CIA, Leon Panetta, déclare sur NBC que "personne n'a douté un seul instant qu'au bout du compte, une photographie sera présentée au public". Jay Carney, le porte-parole de la Maison-Blanche, avait même publiquement parlé de la photo prise peu après la mort de Ben Laden. Il l'a qualifiée d'"atroce". Le démenti ne se fait pourtant guère attendre. Le conseiller de Barack Obama pour l'antiterrorisme, John Brennan est catégorique : "Nous ne voulons pas publier quelque chose qui pourrait être mal compris ou poser d'autres problèmes" déclarait-il dès mardi. Le lendemain, c'est au tour de Barack Obama de se prononcer. Au risque de se mettre pas mal de monde sur le dos. Il a tout simplement décidé de ne pas diffuser de photographies de la dépouille de Ben Laden. A l'entendre, elles pourraient déclencher des violences ou menacer la sécurité des Etats-Unis d'Amérique. Le président américain s'est même déclaré absolument convaincu qu'il s'agissait bien de Ben Laden : "Cela ne fait aucun doute, c'est bien Oussama Ben Laden que nous avons tué", a-t-il déclaré à la chaîne CBS. La polémique enfle. Ses effets semblent pervers. Estimant qu'il n'y a pas de preuves les talibans afghans jugent "prématuré" de parler du décès d'Oussama Ben Laden. Retour à la case mort. Le cadavre fait du surplace. L'"inhumation en mer" et l'absence de preuves tangibles fragilisent la posture supposée triomphaliste de l'establishment américain. Il semble avoir la gueule de bois. Il arbore par moments la mine contrite et patibulaire des lendemains de défaites bien avant d'avoir achevé la fête. Même les chiffres des sondages jouent les trouble-fête. Mercredi encore, un sondage révélait qu'une très large majorité d'Américains (84%) estiment que l'élimination du chef d'Al-Qaida ne les rassure pas plus qu'auparavant. En fait, ici comme ailleurs, tout est dans la forme. Parfois, dans le registre de la communication notamment, la manière importe beaucoup plus que le contenu. Le doute et le brouillard ont tôt fait de dissiper les festivités et festins américains consentis, spontanément dit-on, dès l'annonce de la mort de Ben Laden. Encore une fois, se pose un lancinant problème de communication. Le brouillage vient de là. De nouveau, l'Amérique triomphante et "bien-pensante", tombe dans le panneau et travers de la naïveté de la communication du XXe siècle. Celle qui fait accroire que l'interaction crée de l'implication, soit l'uniformité vis-à-vis de l'establishment, une adhésion à toutes épreuves et une motivation inébranlable. De sorte que l'invisibilité et pour ainsi dire la non-traçabilité de la dépouille de Ben Laden en fait un encombrant cadavre empoisonné.