Par Soufiane Ben Farhat Datant de mercredi, la mise au point de M. Jamel Belhaj a son pesant d'or. Responsable à la direction générale de la gestion de la dette et de la coopération financière, il se veut rassurant. L'Etat est en mesure d'honorer les salaires et les endettements intérieur et extérieur jusqu'au mois de juillet. A une condition sine qua non toutefois: que la situation ne s'aggrave point en raison notamment de la recrudescence des grèves et des sit-in . Ceci au premier degré. Entre les lignes, il s'agit bien d'une mise au point. Pis, un démenti des propos tenus dimanche par M. Béji Caïd Essebsi lors de sa rencontre avec trois télés nationales. Le Premier ministre du gouvernement intérimaire-provisoire-de transition avait publiquement évoqué l'éventuelle incapacité de l'Etat à verser les salaires des fonctionnaires. Etrange affirmation débitée à la va-vite ? Il est permis d'exagérer pour dire une vérité. En tout état de cause, M. Belhaj la saisit autrement. Il s'agirait d'un appel à la reprise du travail et à la cessation des grèves et sit-in. Peut-être bien. Auquel cas ledit appel aurait gagné à être formulé autrement. Deux questions interpellent à ce propos. En premier lieu, la déclaration de M. Béji Caïd Essebsi est passée quasi inaperçue. Peu de commentateurs attitrés ou même improvisés —ce qui est de plus en plus fréquent— l'ont saisie au vol. Ce qui est pour le moins étrange. Nos concitoyens sont en effet particulièrement soucieux de leur pouvoir d'achat et surtout du versement de leur salaire. Sous nos cieux, l'apocalypse plutôt que la pénurie ou le non-versement de salaire. C'est vital, cardinal, primordial. Et c'est d'autant plus paradoxal que les Tunisiens prennent particulièrement au sérieux les propos de leur Premier ministre intérimaire-provisoire-de transition, en l'occurrence M. Caïd Essebsi. Par quoi expliquerait-on cette attitude qui s'apparente bien à une insouciance coupable ? L'échelle des priorités ? L'exaltation affective ? Le détachement subit des Tunisiens des prosaïques choses d'ici-bas ? A défaut de réponse plausible des chroniqueurs, les interrogations méritent le détour approfondi de bien des spécialistes. En second lieu, les Tunisiens semblent bien pris par la passion de la tourmente revendicatrice. On débraie pour des questions fondamentales, certes. Mais on fait grève aussi pour un oui ou un non. Nombre d'observateurs mettent cela sous le compte des actions spontanées, dites parfois "sauvages". Les motivations sont partout les mêmes. Frustrations, injustices, demandes d'augmentations salariales, régularisations de situations, péréquations avec d'autres corps de métiers… A entendre les protagonistes, chaque situation particulière résume le drame de l'humanité entière. Chacun a raison. Et s'assume comme tel, prenant le ciel et la terre à témoin au besoin. Seulement, les canaux et dispositifs classiques de régulation semblent, sinon avoir disparu, du moins comateux ou en panne. Le syndicalisme, facteur de canalisation des revendications légitimes, n'assume plus son rôle convenablement. La contestation, la délégitimation et les remises en cause sont passées par là. Et la multiplicité des centrales syndicales n'arrange guère la mise. La fragmentation et l'émiettement de la représentation professionnelle réduisent assurément l'efficience revendicatrice de la classe ouvrière. Les partis politiques ne sont guère en reste. Nombreux, trop nombreux même, ils se réduisent le plus souvent à de grandiloquents effets d'annonce. Ayant peu de prise sur le réel, ils génèrent une méfiance non déguisée des masses à l'égard de l'élite politique. Les associations sont encore tenues en laisse, les fondations inexistantes. Bref, tous les ingrédients du drame font que la rue spontanée et "sauvage" soit la seule échappatoire. D'où cette multiplicité inouïe des grèves, sit-in, barrages improvisés sur les routes et voies ferrées notamment et manifestations de tout acabit. Psychologiquement, les gens semblent prédisposés au pire. D'où cette propension à renverser la baraque. Et à s'en prendre à l'avenir au besoin tout en maudissant le présent. Tout processus social a des enjeux psychologiques. N'ayant fait ni la fête ni leur deuil, les Tunisiens font du surplace dans l'enceinte du ressentiment. Exagérément parfois. Mais l'amertume est en soi une forme de ressentiment porté à son paroxysme. C'est-à-dire exagéré.