Par Soufiane BEN FARHAT Présentée avant-hier, l'étude sur l'entreprise, le développement régional et l'emploi est éloquente. Problématiquement éloquente. Parce que douloureuse. Une étude sérieuse en fait, réalisée par le Centre des études économiques de l'Institut arabe des chefs d'entreprise en collaboration avec la Fondation Friedrich Neumann. Elle donne un certain éclairage sur la matrice économique et sociale des bouleversements et immenses chamboulements que connaît notre pays. Cela va des événements qui ont présidé à la Révolution du 14 janvier 2011 aux soubresauts, convulsions et flambées de violences récurrentes. Quelques éléments de l'enquête révèlent les ingrédients du drame. Qu'on en juge : «Le taux de chômage atteint 40% dans le gouvernorat du Kef et dépasse sensiblement ce seuil dans le gouvernorat de Gafsa, contre 30% à l'échelle nationale. Le taux de chômage des diplômés du supérieur s'élève, en mai 2011, à 48% dans le gouvernorat de Sidi Bouzid et à 40% dans le gouvernorat du Kef. Les femmes actives de tout âge ont généralement moins de chance d'être employées que les hommes. Le taux d'urbanisation dans ces régions est assez faible : 40% dans le gouvernorat de Kasserine, 32% à Kairouan et 25% à Sidi Bouzid. Plusieurs promoteurs ne parviennent pas à pérenniser leurs projets en raison de l'insuffisance des moyens financiers. Les principaux facteurs à l'origine du déficit d'entrepreneuriat régional sont l'altération du climat de confiance (corruption et risque sécuritaire), l'insuffisance des incitations qui encouragent l'installation à propre compte, la médiocrité de l'infrastructure, la réticence des banques à accorder des crédits et enfin un climat d'affaires défavorable par rapport à celui dans les régions côtières» (extraits d'une dépêche de l'agence TAP). N'en déplaise à certains (je précise bien certains) responsables de notre Institut national des statistiques (INS), ces chiffres traduisent les ingrédients du drame. Des régions entières sont réduites à l'état d'ilotisme, survivant à la diable dans un état végétatif, impitoyable. C'est effarant, cauchemardesque, dantesque. La fiction la plus pessimiste, la plus morbide, n'aurait guère imaginé pire sur fond de sinistrose. Nous sommes témoins. La réalité violente nous prend à témoins. Notre pays saigne. Deux mondes s'y côtoient, l'un dynamique, ouvert, travaillé par les enjeux de la modernité, récoltant tant bien que mal les fruits du progrès. L'autre évoluant au ras du sol, statique, englué dans des pièges archaïques, inhumains. Avec un tel décor planté en toile de fond, on se demande quelles sont les véritables significations de la citoyenneté sous nos cieux. Quels en sont les ressorts réels, les perspectives et la praticabilité. En vérité, ici comme ailleurs, le progrès ne vaut que s'il est partagé. Il n'est de pire prisme que les travers de l'illusion et de la fausse conscience. Ils travestissent le réel. Le pervertissent même. Ne l'oublions guère : les données sur les disparités en matière d'emploi, d'employabilité et d'urbanisme ne sont que des indices. Traduits sous d'autres angles, ils révèlent inévitablement de profonds déséquilibres, disparités et clivages. Tel est le cas en matière d'éducation, de santé, d'accès aux soins, de durée de vie, d'attributs de la vie digne. Une société d'exclusion et de marginalisation systématiques ne saurait asseoir l'édifice pérenne de la citoyenneté. Evoluant à deux vitesses, dont l'une s'appelle stop, cette société est d'emblée ankylosée, enrayée à la base. Toute tentative d'édification qui ne tient pas compte de cette donne de base, fondamentale, est vouée à l'échec. Ce serait comme broder sur du néant. La greffe, si étincelante soit-elle, ne tiendrait pas. Encore une fois, notre système statistique est interpelé. Il doit impérativement épouser la transparence. En matière de journalisme, nous avons un principe de base, incontournable : les faits sont sacrés, le commentaire est libre. Si les faits sont faussés à la base, par myopie, incurie ou mauvaise conscience, le drame finit toujours par rattraper les hommes. A coups de faits douloureux, déviances, violences, tueries. Qui n'épargnent personne. Les non-statisticiens en prime.