Quelle va être la politique sociale de la Tunisie engagée dans une phase de transition démocratique et qui est aujourd'hui confrontée à de grands défis, à savoir la lutte contre le chômage, le désenclavement des régions, le rétablissement d'une économie chancelante? Ce thème a fait l'objet de la 14e université d'été organisée par l'Association des responsables de formation et de gestion humaine dans les entreprises (Arforghe) et l'Institut Konrad Adenauer Stiftung et avec la participation d'éminents experts et universitaires tunisiens et étrangers qui ont pris part au débat, en apportant leur propre analyse de la situation. Intervenant sur la question, M. Jean Ziegler, éminent enseignant universitaire suisse, auteur de nombreuses publications et membre du comité consultatif du Conseil des droits de l'homme des Nations unies, a affirmé que la politique sociale ne peut être définie et détachée du contexte économique national et international, citant l' exemple de l'implosion de l'Union Soviétique au début des années quatre-vingt-dix qui a totalement bouleversé le mode de production à l'échelle mondiale, entraînant l'apparition du capitalisme sauvage. " Le capital financier s'est autonomisé. Nous vivons la tyrannie de ce capital financier. 52,8% du PIB mondial est actuellement contrôlé par 500 multinationales ". M. Ziegler a observé, en outre, que la Tunisie a dressé un plan quinquennal qui prévoit la résorption de l'inégalité régionale, la baisse du taux de chômage avec la mise en place de programmes d'emploi et de formation, l'octroi de crédits aux PME, le maintien de la subvention étatique sur les produits alimentaires de base et le moratoire sur la dette des entreprises par secteur. Prévu pour la période 2012-2016, ce plan coûtera à l'Etat 125 milliards de dinars dont 25 milliards devront provenir de l'extérieur sous forme de prêts accordés à des taux élevés. " Or, ce n'est pas au moment où on l'on est déjà écrasé par le remboursement d'une dette qu'on doit penser en contracter de nouvelles ", relève M. Ziegler. Mais au lieu d'alourdir davantage la dette du pays, ce qui aurait pour effet de pénaliser l'économie nationale, M. Ziegler a proposé d'effectuer un audit de "la dette odieuse " qui correspond aux prêts contractés par le Président déchu auprès d'instances internationales qui ont servi à alimenter les comptes bancaires privés de la famille au lieu d'être investis dans les programmes d'emploi et de développement régional. Cet argent ainsi que les biens qui doivent être restitués au peuple pourront permettre à la Tunisie de relancer l'économie nationale et de retrouver un bon rythme de croissance sans qu'elle ait besoin d'avoir recours au marché mondial pour obtenir des prêts à des taux d'intérêt élevés. " C'est la période la plus enivrante dans notre histoire individuelle et collective ", a souligné, pour sa part, M. Mahmoud Ben Romdhane, économiste et enseignant universitaire qui a pris à son tour la parole, relevant que la révolution s'est traduite par une rupture historique avec l'ordre économique et social du passé. Quelle politique sociale pour cette période de transition démocratique? Selon l'intervenant, le gouvernement provisoire n'est pas fort d'une légitimité populaire pouvant lui accorder le droit d'instaurer une politique sociale pour le pays, relevant que ce gouvernement a pris, toutefois, des mesures d'urgence dictées par la pression de la rue. "Dès les premiers jours de la révolution, une grève des forces de sécurité s'est traduite par l'amélioration de la rétribution des agents de l'ordre. S'agissant du volet emploi, onze mille personnes ont bénéficié des programmes d'emploi, en plus des recrutements effectués dans la Fonction publique qui ont permis de résorber le nombre de chômeurs ". Parmi les autres mesures sociales prises par le gouvernement: la mise en place d'une politique de réinsertion des jeunes diplômés à travers le programme Amal et l'augmentation des subventions destinées aux familles a revenus limités. L'explosion des prix des hydrocarbures et des produits de base, conjuguée à l'augmentation des subventions et du budget de l'Etat qui va servir à financer le plan quinquennal, risquent, selon l'intervenant, d'entraîner un déficit budgétaire équivalent à 5,1% du PIB. " Nous allons peut-être devoir puiser dans les réserves de devises. Or si ces dernières baissent en dessous de onze milliards de dinars, nous risquons de vivre de grandes difficultés et d'avoir recours à l'ajustement structurel comme ce qui s'est passé en 1986 ". Quelle politique sociale pour la Tunisie de demain est la seconde problématique abordée par M. Ben Romdhane qui a affirmé que cette dernière ne peut pas être réfléchie en dehors du contexte économique, lui même conditionné par trois facteurs importants: le problème lybien, le tourisme et l'investissement privé. La guerre déclenchée en Libye pour venir à bout de la dictature du dirigeant Mouammar Gueddafi a porté un coup dur aux relations économiques tuniso-libyennes, entraînant des pertes importantes sur le plan économique, dues à la chute des échanges qui s'élevaient l'année dernière à un milliard de dinars entre les deux pays. "Nous avons perdu deux points de croissance liés juste au problème lybien, souligne M. Ben Romdhane. Le contexte économique du pays est également dépendant de la bonne santé du secteur du tourisme, qui" fait vivre 400 mille personnes", ainsi que de l'investissement privé. " Or tant que l'avenir est incertain, il n'y aura pas d'investissement. La reprise de ces derniers dépendra du choix des Tunisiens. Si le peuple tunisien montre clairement qu'il veut la démocratie et la stabilité, cela permettra de relancer les investissements nationaux et étrangers. C'est notre choix qui va fixer notre avenir".