Par Afifa Chaouachi Marzouki (université de Manouba) Comme suite aux violences intégristes qui ont secoué les Tunisiens et heurté en particulier les artistes et les intellectuels, ces derniers jours, un débat s'est naturellement imposé sur la censure, la liberté d'expression et la liberté de conscience. Dans la logorrhée médiatique, un argument a été souvent entendu, qui consiste à dire que même en démocratie, dans un pays musulman, la pensée non musulmane ou non conforme à la version majoritaire de la religion n'a le droit d'exister chez nous que dans le for intérieur de l'individu, c'est-à-dire dans le strict espace discret de l'intimité personnelle. Je ne comprends pas, quant à moi, pourquoi il y aurait un comportement et une morale spécifiques aux pays musulmans. Il me semble, en toute logique, que la démocratie et la liberté d'opinion sont les mêmes sous tous les cieux, qu'elles sont inaliénables et indépendantes des variations culturelles et cultuelles susceptibles de leur imposer un quelconque bémol. Un pays qui revendique la démocratie comme principe de gestion politique, qu'il soit musulman ou juif, chrétien ou laïc, doit respecter la liberté de penser des minorités et leur liberté d'exprimer publiquement leurs opinions car quel crédit accorder à la liberté de voir le monde autrement si on doit le faire en catimini, c'est-à-dire en le cachant comme on cacherait un déshonneur ou une tare ? Imposer à l'autre de dissimuler sa foi (car, rassurons les égocentriques et les fanatiques, tout le monde en a toujours une, mais elle n'est pas nécessairement théologienne) et ses valeurs, c'est lui renvoyer de lui, l'image d'un être fautif, diminué, égaré, que sais-je ?, l'image d'un être en situation de péché‑! Quant à l'argument, je devrais dire le lieu commun, de la provocation, en milieu majoritairement musulman, je pense qu'il est inconsistant et pervers. Car comment peut-on imaginer un seul instant que la foi d'un vrai musulman puisse être bousculée, égratignée ou insultée par une idée autre, une conception autre du monde, fût-elle, dans son optique à lui, l'incarnation du mal ? Si une idée heurte nos principes, si on ne veut pas en discuter et si on ne tient pas à en débattre pour une raison ou une autre, on peut l'ignorer et continuer son chemin dans la sérénité et la sagesse mais tout en sachant que, de par le monde, des milliards d'idées «sacrilèges» s'expriment et circulent au grand jour sans attendre notre consentement ou notre autorisation ! Relativisons et soyons humbles (l'humilité étant l'une des plus hautes valeurs religieuses) sans jamais oublier la phrase de Pascal (théologien pourtant) : «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà». Si nous voulons réussir la construction d'une Tunisie libre, démocratique, créative et prospère, qui ne gaspille pas son énergie dans les accusations stériles, les hostilités gratuites, les débats sibyllins et les cabales d'un autre âge, accordons aux autres et à ceux qui sont différents de nous un peu de respect , un préjugé favorable et la présomption d'innocence. Soyons généreux et constructifs et non pas suffisants, fermés et violents. Savants, intellectuels, artistes et simples citoyens ont le droit et souvent le devoir de ne pas avoir une pensée commune : il n'y a pas de création sans subversion, c'est la première règle de l'art et il n'y a pas de démocratie réelle sans la tolérance à l'égard des idées contraires même quand, et surtout quand, il s'agit de sujets tabous, de sujets religieux.