Par Walid LARBI* Le concept de justice transitionnelle ne cesse, depuis quelques mois, de susciter des débats qui portent, notamment, sur la fonction de cette justice, sur son fondement, ainsi que sur la juridiction compétente pour l'assurer. Nous vous proposons dans ces propos d'apporter un éclairage sur les éléments constitutifs du concept de justice transitionnelle, et ce, à la lumière des expériences qu'ont connues certains pays tels que l'Allemagne, le Japon, l'Afrique du Sud, le Rwanda. Fonction : Certains auteurs affirment que les fonctions de la justice transitionnelle tournent autour de quatre axes : engager des poursuites contre les inculpés, rechercher la vérité, réparer le préjudice subi : par les victimes et assurer la répression des criminels et la dissuasion. Or, si telles étaient les fonctions de la justice transitionnelle, il n'y aurait pas de différence entre une telle justice et la justice pénale de droit commun. Cette dernière assure, en effet, les quatres fonctions susmentionnées. En fait, la justice transitionnelle a deux missions essentielles, à savoir l'établissement de la vérité et la réconciliation. La justice transitionnelle est instituée, généralement, aux lendemains d'une guerre civile ou internationale, d'une révolution ou d'un changement important qui affecte la structure de l'Etat ou de la société, c'est-à-dire en période de transition. Ceux à qui les événements donnent raison, intentent des procès contre les auteurs de crimes sous le régime vaincu qui est une dictature ou un régime totalitaire. Les criminels sont, en général, déjà connus au moment où ces procès sont intentés. Il ne s'agit, donc, nullement de les identifier; il s'agit, plutôt, d'identifier, jusque dans leurs moindres détails, les crimes qu'ils ont commis; la fin ultime de cette justice transitionnelle étant d'établir définitivement la vérité des crimes commis sous l'ancien régime et par-delà, de découvrir les modalités de fonctionnement de ce régime déchu. Toutefois, dans tout procès pénal, il y a plusieurs personnages dont, surtout, l'inculpé, le ministère public, la victime. Cette dernière serait, en matière de justice transitionnelle, généralement victime de crime contre l'humanité, de crime de guerre, de génocide ou de torture. Pour la victime, l'identification du criminel est primordiale. Les audiences, dans la justice transitionnelle sont, de ce fait, d'une importance capitale. Car lors de ces audiences, la victime rencontre son bourreau. Cette rencontre implique des échanges de regards et de paroles agressifs, des explications, des accusations, des intimidations de part et d'autre. La victime exprime ses maux et douleurs et fait entendre sa voix. Mais toutes ces émotions que suscite la rencontre de la victime et du bourreau, sont des sentiments humains qui permettent à la victime de reconquérir son humanité perdue par l'effet de l'atrocité du crime subi, mais ils permettent, également, à l'agresseur de retrouver son humanité perdue, aussi, du fait de l'atrocité du crime commis. Ainsi, la victime est réhabilitée : le procès lui permet de dépasser les souffrances psychologiques, de se libérer de ses angoisses et de se reconstruire la personnalité. La réconciliation devient, ainsi, possible. Plus exactement, la réconciliation n'est possible que lorsque la vérité est établie, c'est-à-dire lorsque la victime est publiquement reconnue comme telle et lorsque le statut de bourreau est attribué à ce dernier. Mais, la réconciliation dont il s'agit est, avant tout, la réconciliation de la victime avec elle-même c'est-à-dire la possibilité de cohabiter avec soi-même dans la quiétude et la sérénité après s'être acceptée et après avoir rangé les crimes subis dans le passé. C'est à cette condition que la victime peut pardonner à son agresseur ses agissements. En effet, si la réconciliation de la victime avec soi-même est possible, sa réconciliation avec son bourreau condamné comme tel, devient pensable et par-delà, c'est la réconciliation nationale qui devient envisageable. Car une nation se définit essentiellement par la volonté de vivre ensemble. Or, ce vivre-ensemble ne peut être pacifique que si les maux du passé guérissent. Ces maux ne peuvent guérir que dans le cadre d'une justice transitionnelle. Cette justice transitionnelle, en établissant la vérité, juge le passé pour que l'avenir devienne paisible à travers la réconciliation. Cette justice demande des comptes aux coupables pour enterrer le passé. L'enterrer ne signifie guère l'oublier. Fondement : Les philosophes, juristes et politologues ne s'accordent pas pour proposer un fondement à la justice transitionnelle, qui puisse être rationnellement acceptable et juridiquement soutenable. Toutefois, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce fondement peut résider dans le fait révolutionnaire. Car dans toute révolution, il y a référence aux Lumières et à la Raison qui les anime; toute révolution fait, en fin de compte, recours à un idéal supérieur de justice dont la substance consiste, de nos jours, dans la dignité humaine, la liberté, l'égalité, la démocratie. Toute révolution puise ses valeurs dans les principes éternels et immuables qui habitent la conscience universelle de l'humanité. Ces principes sont, surtout, ceux du respect de la dignité humaine et de l'intégrité physique de ses semblables. La justice transitionnelle demande, justement, des comptes à ceux qui ont bafoué cette dignité humaine et qui ont porté atteinte à l'intégrité physique des humains. Ce dont nous parlons, les notions d'idéal supérieur de la justice, de principes éternels et immuables… que nous évoquons, sont des concepts qui appartiennent au registre philosophique du Droit naturel. Celui-ci peut, donc, constituer un fondement valable pour la justice transitionnelle. Juridiction compétente : En droit comparé, la justice transitionnelle est, généralement, confiée à un organe ad hoc. Il peut s'agir d'une commission «de vérité et de réconciliation» qui prend la forme juridique d'une autorité administrative indépendante ou d'un tribunal spécial unique. S'il s'agit d'une commission, elle achève ses travaux en remettant aux pouvoirs publics ou en présentant à l'opinion publique, un rapport de synthèse dans lequel il est question des causes des crimes et de la dictature, des recommandations pour qu'il n'y ait pas de récidive avec un penchant pour la dimension réconciliation. Par contre, lorsque la justice transitionnelle est assurée par un tribunal, celui-ci achève ses travaux en rendant un jugement où il est question, plutôt, d'établir la vérité. Le tribunal n'est pas exclusivement composé de magistrats; il peut comprendre des militaires, des avocats, des universitaires, des journalistes, des représentants de la société civile, c'est-à-dire qu'il comprend tous ceux qui peuvent incarner la conscience de la nation ou l'esprit du Peuple. Quant à la procédure de ce tribunal, elle est allégée et simplifiée. Ce qui importe, c'est que les conditions d'un procès équitable soient réunies et que, surtout, les droits de défense soient respectés. Enfin, le droit applicable peut être le droit en vigueur au moment où les crimes sont commis. Mais le problème que pose ce droit, c'est qu'il ne prévoit pas des crimes liés à la dictature et au totalitarisme; c'est pour cela qu'il est préférable d'adopter un texte spécial pour incriminer ces faits. Ce texte a un effet rétroactif. Le contenu de ce texte peut être inspiré du droit international des droits humains.