Comme chaque année, durant la première quinzaine du mois de septembre, les ménages tunisiens sont absorbés par les dépenses liées à la rentrée scolaire de leurs enfants. En effet, suite à la crise économique qui a affecté de plein fouet le pouvoir d'achat des familles tunisiennes et un calendrier qui a fait coïncider l'Aïd El Fitr avec le come-back scolaire, une majeure partie de nos concitoyens ont pris l'habitude d'acquérir les fournitures scolaires pour leurs enfants en recourant au crédit. Mais quelle est l'ampleur du phénomène ? Enquête auprès des libraires. Aïd el Fitr vient de partir pour céder la place à une rentrée scolaire déjà en pente douce pour plusieurs familles tunisiennes. Certes, les librairies et les grandes surfaces n'affichent pas complet, étant donné que les ménages tunisiens sont encore sous le choc d'un mois de Ramadan assez budgétivore et un Aïd qui ne déroge pas à la règle des dépenses. N'empêche que de nombreux parents " malins " ont trouvé une parade pour alléger leurs dépenses en matière de fournitures scolaires en faisant une partie de leurs achats aux mois de juin et juillet. D'autres, surtout parmi les familles à faibles revenus, ou appartenant à la classe moyenne, ont trouvé la solution dans l'achat à crédit, comme en témoigne Karim Mehrez, libraire : " Franchement, on ne peut pas travailler sans accorder de crédit surtout que, ces dernières années, la rentrée a coïncidé avec Aïd El Fitr. Jadis, notre librairie octroyait les fournitures scolaires à crédit sans exiger de garanties. Mais, depuis que certains clients nous ont joué de mauvais tours, on exige le dépôt de chèques de garantie. Cette règle est applicable pour les clients passagers qu'on ne connaît pas. Quant à nos clients fidèles et aux habitués de notre librairie, on les laisse partir sans garanties. Pour cette année, on s'attend à une augmentation de la demande de fournitures scolaires à crédit, vu la conjoncture exceptionnelle dont souffre le pays. " Les librairies du cœur De leur côté, Chihebeddine Mechmèche et son épouse, tous deux propriétaires d'une librairie à Nabeul qui est réputée pour son soutien aux familles à faibles revenus, apportent un éclairage qui exprime leur propre vécu : " Dans notre librairie, à peu près 100 clients achètent chaque année les fournitures scolaires, soit par tranches soit par crédit. Et, d'une année à l'autre, ce phénomène ne cesse d'augmenter. Il faut dire que, vu la rude concurrence, surtout de la part des grandes surface dans le métier, on est contraint de faire crédit car, sinon, on risque de perdre beaucoup de nos clients. Mais s'il n'y avait pas cette histoire de crédit, notre commerce aurait pu avoir un bon capital qui nous aurait permis d'agrandir notre librairie". Concernant le profil des clients qui ont recours au crédit, M. Mechmèche donne les indications suivantes : " Primo, il y a ceux qui ne peuvent acheter les fournitures de leurs enfants qu'en recourant au " crédit ". Ces gens-là appartiennent généralement à la classe ouvrière ou bien ce sont des travailleurs journaliers à faibles revenus. Et ils payent les fournitures tout au long de l'année, par tranches, et parfois selon leurs moyens. Secundo, il y a ceux qui font une fiche, c'est-à-dire qui ne veulent pas faire des " va-et-vient". Ainsi, quand la liste des fournitures est close, ils viennent régler la note générale. Cette catégorie aussi englobe les sociétés et les avocats qui collaborent avec notre librairie et qui payent par mois (photocopies, fournitures bureautiques, etc.). Tertio, il y a les familles qui, comme ces temps-ci avec la conjoncture exceptionnelle (sortie de Ramadan et arrivée de l'Aïd) trouvent des difficultés à joindre les deux bouts. Enfin, il y a la catégorie des clients qui vous font la promesse de vous payer ultérieurement, mais qui disparaissent dans la nature : ce sont les arnaqueurs. Et on a beaucoup souffert de ce genre de clients. D'autre part, notre librairie a toujours fait du social. Par exemple, les femmes qui travaillent comme ouvrières dans des usines manufacturières sollicitent notre librairie pour qu'on leur accorde des facilités. Et on leur fait quand même une remise. On aime aider les gens. Même les enfants du quartier viennent nous aider lors de la rentrée scolaire et on les aide dans leur trousseau scolaire sans parler des primes d'encouragement. D'ailleurs, el hamdoullah (Dieu Merci), le Bon Dieu a toujours béni notre librairie. On n'est pas riches, mais on vit correctement! Il ajoute : " Par exemple, on a des notes non réglées qui oscillent entre 10 et... 650Dt ! Il y a même ceux qui nous remettent des chèques sans provisions ou des chèques antidatés". Et le libraire de nous montrer une pile de chèques dont l'un n'a pas été honoré depuis plus d'un an. Les pauvres plus honnêtes que les aisés En revanche, selon Mme Mechmèche : «" el zawwali " (le client pauvre) est souvent très honnête et même s'il s'endette, il finit toujours par payer et honorer ses engagements». Mais comment faire le tri entre clients honnêtes et clients malhonnêtes ? «D'après notre expérience, fait remarquer Chihebeddine, nous arrivons à faire le tri. Même si les apparences sont parfois trompeuses. Et être un client du voisinage n'est pas toujours un gage de sécurité. Certes, on a plus de confiance envers nos clients fidèles et les voisins, mais de nos jours rien n'est sûr à 100%. Tout est relatif ! ". M. Fehri Boussaâ, propriétaire d'une autre librairie, donne une autre vision des choses : " En général, les riches et les classes moyennes ont tendance à déserter la librairie du quartier au profit des grandes surfaces. Seules les familles à faibles revenus et quelques fonctionnaires ont recours à nos services en raison des facilités de payement accordées par nos établissements : le fameux "crédit " ! Mais voilà, ces dernières années, un autre phénomène a percé dans la société tunisienne. Jadis, les associations qui gravitaient autour du RCD ainsi que ses nombreuses cellules, conventionnées avec des librairies, offraient des bons d'achats aux familles des militants du parti plus ou moins démunis pour acheter les fournitures scolaires. Aujourd'hui, ces associations et ces cellules ont été remplacées par des associations caritatives, dont plusieurs sont à vocation islamiste, semble-t-il. Certains racontent que les partis politiques tunisiens se sont saisis de l'occasion pour aider quelques familles en difficulté ". Du côté des clients, la majorité des personnes interpellées à ce sujet restent unanimes concernant le fait que le crédit est une obligation et non pas un choix pour les familles tunisiennes, comme en témoigne Mahmoud Merdassi, administrateur âgé de 52 ans : " Le Tunisien n'a pas le choix ! Après le mois de Ramadan et l'Aïd, et vu la cherté de la vie, on est obligé d'acheter les fournitures de la rentrée scolaire en passant par l'achat à crédit. ". De son côté, Mme Riahi Safoua, nous déclare : " Il est temps que le gouvernement tunisien revoie la grille salariale des fonctionnaires, sinon le peuple tunisien, à quelques exceptions près, va rester accablé à jamais sous le poids des dettes". Décidément, avec une rentrée scolaire qui coûte aux alentours de 150Dt/élève (cartable+tablier+fournitures scolaires), mais dont la note peut être beaucoup plus salée, dur, dur d'être un père de famille en Tunisie, surtout quand on a trois enfants ou plus à équiper. Seule la bouée de sauvetage nommée " crédit " peut offrir à beaucoup une issue. Mais à quel prix et jusqu'à quand ?