Par Abdelhamid GMATI Une petite jeune fille de 12 ans, répondant au doux prénom d'Inès, s'est interrogée, naïvement : «Quelle est la différence entre les Américains et les Tunisiens ?». Intelligente, curieuse, s'initiant aux langues étrangères, cherchant sur Internet et ailleurs, elle aboutit à une réponse : pratiquant l'anglais et sachant que le «i» (signifiant internet et s'écrit en minuscule) se prononce en anglais «Aïe», elle fit la liaison «les Américains inventent le «iPhone», le «iPod», le «iPad», des technologies de communication très avancées et très recherchées dans le monde et dans notre pays, et les Tunisiens passent leur temps à dire «(i)Aïe Rassi» (Aïe ma tête), «(i)Aïe Seki»(Aïe ma jambe), «(i)Aïe Kirchi»(Aïe mon ventre), «Aïe...), etc. Amusante cette «blague» qui a fait le tour du Net. Mais terrible de significations. D'autant que d'autres jeunes aboutissent à des constats similaires. Avec beaucoup d'amertume. Les uns créent, les autres se lamentent. Il faut le dire : sommes-nous «un peuple de la grogne et de la rogne». Et depuis toujours, on doit le dire, nous, Tunisiens, nous n'avons cessé de grogner. On n'a pas parlé haut et fort durant la dictature mais nous avons grogné. Cela pouvait se comprendre, tant de choses laissant à désirer. Nous ne protestons pas, mais nous grognons, nous râlons. Et on continue depuis des mois. La Révolution a délié les langues, toutes les langues, y compris les «fourchues», «les mauvaises» et les langues «de vipère». Et on le fait non seulement à titre individuel mais aussi en groupes, en partis, en associations. Rien ne nous plaît. Le gouvernement ne vaut rien. On le traite, selon nos humeurs, d'illégitime, de provisoire, de transition. Idem pour toutes les Instances, créées pourtant selon des consensus. Les partis politiques sont dans la même lignée. «Ils ne représentent rien, pour ne pas dire qu'ils sont suspects : certains ont flirté ou ont été complices de l'ancien régime, ils sont opportunistes, ils sont financés par l'étranger, ils ne cherchent que le pouvoir, ils nous manipulent…». On leur attribue, en groupes ou individuellement, tous les maux. Les partis, de leur côté, ou du moins certains parmi eux, s'ingénient à prôner l'exclusion des autres, à dénigrer, à dénoncer et même à diffamer. Idem pour les associations plus ou moins indépendantes. Les flics sont des tortionnaires et des «assassins» mais on veut qu'ils garantissent notre sécurité; et quand ils interviennent, ils deviennent des ennemis du peuple. Les patrons des entreprises sont tous des «voleurs et des profiteurs» mais on veut qu'ils créent des emplois. Les prix des produits alimentaires et autres sont trop élevés mais on fait la queue dans les supermarchés et les magasins. L'Etat a toujours fonctionné : il n'y a pas eu de rupture de courant, ni d'eau, ni de gaz, ni de retard dans le versement des salaires et autres pensions, les transports ont fonctionné normalement (à part quelques grèves imputables à des syndicalistes excités); mais on se plaint de l'administration et du gouvernement. On pourrait continuer longuement sur ce chemin des lamentations. La fillette que nous avons évoquée plus haut n'est pas la seule dans son cas. Elle et bien d'autres, du même âge ou plus âgés, fils et filles de cette Tunisie moderne, s'interrogent; il n'y a qu'à suivre leurs propos sur les réseaux sociaux mais aussi dans leurs établissements scolaires et dans leurs discussions privées, pour comprendre leur désarroi et leurs inquiétudes : pourquoi n'évoluons-nous pas ? Pourquoi vivons nous en regardant en arrière ? Pourquoi nous interrogeons-nous sur notre identité ? Pourquoi les Américains et les autres créent et pas nous ? Pourquoi avancent-ils alors que nous stagnons ? Certains veulent même nous faire vivre à reculons à coup de barbes et de burqas. Où est donc notre Intelligentsia ? Nos techniciens ? Nos experts ? Nos partis politiques ? Nos associations ? Pourtant nos cadres sont appréciés et demandés à l'étranger. Nos jeunes ont ridiculisé le régime dictatorial et continuent à rire des vieux «schnoks» de la magistrature et des avocaillons rétrogrades et en mal de boulot qui veulent perpétrer la censure. Ils sont certainement capables de grandes choses. La révolution est supposée libérer les êtres. C'est-à-dire leur permettre de s'exprimer, de s'éclater, de créer. Cessons de nous regarder dans le nombril, et de douter de nous et des autres. Que cette fillette soit fière d'être tunisienne. Ainsi que des milliers, voire des millions d'autres. Commençons déjà par faire réussir cette Constituante. Une «iConstitution», en quelque sorte. Ce sera un début. Libérons-nous et que les jasmins et autres fleurs fleurissent !