Par Abdelhamid GMATI Les visages les plus ronds n'étaient pas si ronds, il y a juste un mois. Les mines étaient si allongées que la rondeur des visages de gens bien portants était quand même un peu ovale. On ne souriait pas, on faisait de la complaisance. Dès qu'on approchait quelqu'un, il disait «aïe !». Même les plus riches, les plus privilégiés, disaient «aïe !». Tous souffraient de quelque chose. C'était évident : quelque chose était pourri dans le royaume de Tunisie. Celui de Ben Ali. En apparence, les gens allaient au travail, avaient des logements, des voitures, des grandes surfaces, des supermarchés, des superettes, des banques, des crédits, de l'endettement. Certains avaient de belles villas, luxueuses, des yachts, des vacances en hiver et en été; d'autres vivotaient, survivaient dans le chômage et la mendicité. On fêtait les Aïd, les Noël, les jours de l'an, les étés, dans l'opulence, la grande bouffe et les feuilletons. On avait des touristes de toutes origines, on accueillait des personnalités étrangères qui ne tarissaient pas d'éloges sur «le modèle tunisien». Et pourtant, tous disaient «aïe !». Chacun avait un ou des motifs de se plaindre. Les gens n'étaient pas heureux mais officiellement, «tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil». Après le 14 janvier, et dès la fin de la dictature et de la chape de plomb, les gens continuent à dire «aie !». Mais ils s'expriment et ils disent les raisons de leurs «aie». Les politiques, plus ou moins opposants, expliquent leurs silences, voire leurs collaborations; les expatriés volontaires jouent aux martyrs et veulent prouver qu'ils ne représentent pas qu'eux-mêmes; les silencieux veulent prouver qu'ils ont des choses à dire; les bavards expliquent qu'ils auraient aimé dire autre chose; les pauvres se plaignent d'être pauvres et exigent l'Etat providence; les bénéficiaires du régime de Ben Ali vont au «Hammam», exigent les services sévères d'un «taieb», essaient de se faire une «virginité», et reviennent plus revendicatifs que jamais; les assis qui n'ont rien fait et qui s'amusaient et faisaient le bonheur et la richesse des «boîtes», des restaurants «chics» et des salons de thé, s'apparentent à la révolution et disent leur «aïe»; bref : tout le monde parle et tout le monde revendique. Et on a à faire à un véritable «Mur des lamentations». Dans les télés, dans les journaux et dans la rue. Pas de problème, c'est normal, tout le monde a un «aïe». Ce qui est inquiétant, c'est que, en cherchant à se faire ou se refaire une virginité, on s'amuse à dénoncer. Sachons faire la différence : il y a ceux qui veulent se recycler et changent de veste plus vite qu'on ne change de culotte; il y a ceux qui s'excusent, hypocritement; il y a ceux qui font des demandes d'emploi; il y a les opportunistes, sans foi ni loi. Il y a de tout dans une société. Sûr que cette révolution a été faite par quelques centaines, quelques milliers en comptant les manifestants de toutes les régions; mais elle a été aussi le fait de ces millions de silencieux qui disaient «aïe» et qui y ont spontanément réagi, qui y ont adhéré et qui l'ont soutenue. C'est ce qui explique son succès et c'est merveilleux cette adhésion. Mais il ne faut pas exclure. Tout le monde est sur le même bateau. Pour le meilleur et pour le pire. Les habitants, les citoyens tunisiens qui vivaient, qui vivotaient, qui disaient «aïe» sous le règne de Ben Ali, sont les mêmes qui vivent aujourd'hui: un moment extraordinaire, unique, celui d'un espoir, celui d'un rêve, celui d'une chance. Il faut la saisir et personne n'est innocent. C'est vrai que «tout le monde n'est pas beau, et tout le monde n'est pas gentil».