Par Habib DLALA La révolution qui agite aujourd'hui le monde arabe sur le modèle tunisien évolue selon un large éventail de particularités locales. Partout la jeunesse, qui refuse des régimes autocratiques protégés par un tissu épais de relations d'intérêt locales et étrangères et que l'opposition n'a pas réussi à déranger, réclame, au nom de la volonté du peuple, la chute du gouvernement ou la réforme. Véritable lame de fond emportant les Etats arabes depuis le 17 décembre 2010, ce que les médias occidentaux appellent à tort ou à raison le «printemps arabe» est en fait le troisième épisode d'une longue évolution qui a marqué l'histoire contemporaine du monde arabe, tout particulièrement celle de la Tunisie et de l'Egypte. Le premier épisode est celui de la «Renaissance arabe», ruinée par l'interventionnisme colonial et sabordée par les forces conservatrices traditionnalistes assimilant la modernité à la fois à une collaboration avec le colonisateur et à une occidentalisation du pays et de la société. Cet épisode a engagé la polémique opposant tradition et modernité, polémique encore vivace à ce jour. L'accession à l'indépendance marque le début d'un deuxième épisode, celui d'un développement économique autocentré ou extroverti, selon le cas. La recherche d'un projet social moderniste, sans citoyenneté, était menée au sein d'une structure étatique normalisée par rapport à l'international et agissant suivant une logique de dépendance par rapport à un centre de pouvoir capitaliste ou à l'influence du soviétisme. Modernisation à marche forcée, choix d'un modèle d'organisation étatique au-delà des particularités internes, masquant à peine les particularismes centrifuges d'ordre tribal, ethnolinguistique ou confessionnel (selon le cas), en général encore persistants, le processus de diffusion de l'Etat-nation est mis en route par des élites petites bourgeoises, une «classe d'importateurs» selon l'expression bien connue de Bertrand Badie, suggérée dans «L'Etat importé» (Paris, Fayard, 1992) Ceux qui n'acceptaient pas cette tendance à la modernisation/occidentalisation se sont agrippés à l'idéal panarabe revitalisant le sentiment identitaire construit autour d'une langue commune et des généalogies tribales fictives et visant à favoriser la résurgence d'une grande civilisation. Depuis, la scène géopolitique du monde arabe est dominée tour à tour par trois courants dominants, expression d'aspirations panarabe puis islamiste et enfin démocratique moderniste. La première aspiration est donc celle soutenue par un mouvement unitariste arabe, progressiste et anti-impérialiste, bâti sur l'idéologie de la nation arabe, celui d'Al Umma Al Arabiya. Le projet, qui s'est fondé sur l'ardeur et la rhétorique révolutionnaire de ses leaders, n'a concerné que quelques pays du Moyen Orient. Il se révéla vite une illusion. L'engagement en faveur de la cause palestinienne s'est soldé par un premier désastre, la «nekba» de 1948, suivi par un second, celui de la «neksa» de 1967 et autres revers pathétiques ne laissant que des pouvoirs de poigne justifiés par l'état de guerre permanent contre le sionisme et évoluant vers la dictature. L'influence du mouvement sur le Maghreb et les «monarchies arabiques» fut circonscrite, neutralisée ou tolérée mais surveillée de près. Le panarabisme n'était qu'une chimère identitaire politiquement déliquescente qui ne sauvera pas le régime sanguinaire syrien actuel. Sans être l'héritière de l'arabisme, la deuxième aspiration internationaliste cherchait à placer la communauté des croyants toute entière sous un même leadership, préconisant la fondation d'un état islamique et s'investissant dans la mission de réislamiser «par le haut» de bons croyants et de bonnes sociétés musulmanes gouvernées par des dirigeants jugés corrompus. Le verrouillage de l'arène politique et la répression n'ont pas aidé l'islamisme politique à se frayer un chemin autre que celui du prêche clandestin, de l'organisation de mouvements politiques plus ou moins agissants ou l'action violente et meurtrière et l'instrumentalisation de la peur. Dans le premier cas, le terreau de l'action islamiste correspond aux territoires périurbains de la pauvreté, de la précarité sociale et de l'humiliation. Dans le deuxième cas, la terre de prédilection se limite aux territoires occupés et à la zone du croissant chiite. Dans le troisième, les zones de parcours privilégiées de l'islamisme s'étendent sur les marges subsahariennes, du Sahel africain au Yémen. La troisième aspiration est celle qui, après le 11 septembre 2001 bouscule de l'étranger les replis identitaires nationalistes et islamistes dans des Etats perçus comme des voyoucraties menaçant la sécurité et l'ordre mondiaux. Au départ, il s'agissait d'imposer la démocratie de manière forte et impatiente («democracy impatiently imposed») sur l'exemple afghan et irakien. Cette attitude messianiste excessive n'est atténuée que par un clientélisme économique, discréditant mais habilement déculpabilisé, ménageant les rois du pétrole. Justifié par l'effondrement du soviétisme et soutenu, suite à l'éclipse du Pacte de Varsovie, par la reconversion de l'Otan à l'international, le rêve impérial trouvait son chemin dans l'exaltation des valeurs libérales, moyen d'uniformisation et de convergence idéologique unilatéraliste autorisant l'ingérence et légitimant la guerre capacitaire et asymétrique à la fois. Le recours nostalgique au concept d'alliance, en référence aux «forces alliées» libératrices de la Seconde Guerre mondiale, crée de manière quasi virtuelle et de façon non moins nostalgique le concept d'«axe du mal» en référence à l'«axe fasciste» d'antan, pour «donner» la liberté, au-delà de la mer Méditerranée et de la mer Noire, par des missiles intelligents presque guidés par le Ciel. Mais cela n'a fait qu'exacerber le ressentiment anti-américain et conforter les fondamentalismes cherchant, depuis le renversement des Talibans en Afghanistan, à établir de nouvelles bases territoriales dans le monde arabe et la zone subsaharienne. Le projet de reconfiguration du Grand Moyen Orient qui devait réunir près de plusieurs millions d'habitants dans 27 pays s'en est trouvé compromis. Relevant d'une fiction géopolitique néo-conservatrice, ce rêve qui escomptait d'avance sur une «démocratisation par ingérence» de la vie politique en Egypte, en Arabie Saoudite et en Syrie tourne au cauchemar de l'enlisement notamment en Irak et s'évanouit avec l'accession des démocrates à la Maison-Blanche. En réalité, l'aspiration démocratique ne pouvait être qu'endogène. Les insurgés du Centre-ouest tunisien ont été plus capables que les forces alliées d'initier ce processus et, par la propagation d'une onde de choc irrésistible, de délimiter sur la rive Sud de la Méditerranée les contours du cercle vertueux de la «démocratisation par insurrection». Plus qu'aucun autre pays du Monde arabe, la Tunisie, semble être toute désignée pour s'affirmer leader de l'insurrection démocratique dans la région. N'est-ce pas Carthage qui s'est dotée de la plus belle Constitution du monde antique ? N'est-ce pas la Tunisie qui a été le premier pays arabe à bénéficier d'une Constitution, un siècle avant celle de 1959 ? N'est-elle pas aussi le premier pays arabe à interdire la polygamie, à instituer un code dédié au statut personnel (1956), à légaliser l'avortement (1973) et à se doter d'une ligue pour la défense des droits de l'Homme (1977) ? Ce pays, dont le président, aujourd'hui déchu, sombrait tragiquement dans un déplorable culte de la personnalité, n'attendait que la bonne insurrection, le bon mouvement social, un mouvement authentique, jeune et inspirateur. Très vite, l'aspiration à la démocratie de la jeunesse tunisienne devient source d'inspiration pour des pays dont on dit qu'ils n'ont besoin que d'un bon chef pour réussir, mais, qui en fait, n'ont besoin que d'une bonne révolution. L'onde de choc, dont l'effet a été ressenti d'abord à Alger, n'a pas tardé à se propager dans l'ensemble du Monde arabe. Les régimes totalitaires inamovibles, sont poussés vers la sortie en Egypte d'abord, en Libye ensuite ; ceux du Yémen et de Syrie subiront fatalement le même sort. Enfin, les autres régimes sont sérieusement fissurés. La peur d'une contagion quasi assurée les a tous amenés à envisager quelques mesures préventives comme l'importation massive de produits de première nécessité, la baisse ou l'annulation de l'augmentation des prix sur le marché local, l'octroi d'allocations exceptionnelles à la population active ou l'augmentation systématique des salaires. C'est cette peur aussi qui a poussé les Etats non encore concernés par l'ardeur révolutionnaire de leurs manifestants contestataires à envisager des réformes sociales et politiques de plus en plus profondes, réformes orientées vers la limitation d'un pouvoir exécutif pour le moins excessif et l'éradication d'une corruption et d'un népotisme devenus insupportables. Toutefois la perspective d'un nouveau départ insurrectionnel pour briser les ressorts de la généalogie totalitariste ou pour résorber un déficit démocratique que les réformes annoncées ne parviendront pas à combler est encore envisageable, même dans les monarchies héréditaires. Ceux jouant à la contre-révolution hors frontières ne seraient pas forcément épargnés. En somme, les scénarii restent donc ouverts à toutes éventualités. La contagion et la «re-contagion» sont encore possibles même si les soubresauts contre-révolutionnaires immobilistes qu'elle suscite sont de plus en plus sanglants.