Par Sabri Brahem - "Ceux qui ont un Etat ne savent pas ce que c'est que ne pas en avoir" c'est en ces termes qui le leader Bourguiba a justifié un jour le manque de liberté et le retard démocratique que connaissait la Tunisie, plus de vingt ans après son indépendance. Répondant à une question de Jean Daniel qui lui demandait comment un homme de droit pouvait commettre autant d'abus sur les principes démocratiques, Bourguiba avait invoqué la raison de l'Etat, qui voulait que la démocratie soit une menace pour les fondements de l'Etat, un Etat jeune et dont les droits de l'homme, la liberté de l'expression ne sont pas une priorité. Pire ce serait une menace pour l'Etat. Le spectre de l'intégrisme, du totalitarisme moderne, alimenté souvent par une mouvance internationale qui en favorise l'émergence un peu partout dans le monde, était l'alibi parfait du régime de Ben Ali pour faire taire toutes les voix appelant à une quelconque ouverture politique, notamment à l'échelle internationale où il l'ancien président accumulait soutien et reconnaissance au nom de cette sacro-sainte guerre anti-terroriste. Résultat : cinquante ans de désert politique dont la Tunisie paie aujourd'hui les frais au vu notamment d'une opposition qui a du mal à s'approprier une quelconque légitimité au risque d'usurper à la jeunesse sa révolte et à la rue son soulèvement. La foule qui a revendiqué, un 14 janvier historique, le départ de Ben Ali et qui a précipité la chute brutale de son régime ne semble point prête à une quelconque concession ne serait-ce que de voir certaines figures de l'ancien régime, pourtant peu ou pas impliquées dans les abus de l'ancien régime et encore moins dans les abus du parti de l'ancien président. Les revendications de cette foule qui ne semble pas jusque là maîtrisée par un courant politique se radicalisent au fur et à mesure des concessions que présentent, sous couvert de quête de stabilité le gouvernement d'union nationale récemment constitué et qui ne voit pas toujours le bout de tunnel face à la pression d'une rue qui s'oppose à toute présence, ne serait-ce que symbolique d'anciens collaborateurs de Ben Ali dans le nouveau gouvernement et qui refuse de faire du neuf avec des vieux ne serait-ce que pour une période transitoire. Aujourd'hui, après que le rêve d'un vrai changement ait fait déjouer toutes les mises en scène de l'ancien régime, et fait tomber tous les alibis, les Tunisiens font face à un nouveau défi, celui de résister à une quelconque tentative de faire avorter le rêve mais aussi - peut être surtout- à consolider un paysage politique émietté qui donne l'impression d'un scénario libanais mais dont les composantes ne sont pas suffisamment mûres pour relever leurs propres défis. L'émiettement du paysage politique est d'autant plus à craindre aujourd'hui que les institutions de l'Etat nécessitent des réformes en profondeur permettant des garanties constitutionnelles qui concrétisent le rêve du peuple et permettant de faciliter la transition démocratique. Sauf que la Rue, qui a mené ce combat contre la dictature, la corruption semble précipiter le changement revendiquant de traduire la "révolution de Bouazizi " dans des termes plus concrets sur le plan institutionnel mais surtout avec le même scénario, à savoir rapide, radical et sans aucune concession ou continuité avec l'ancien régime. Ce qui donnera inéluctablement des décisions hâtives, prises souvent sous l'influence de la rue et des autres composantes de la vie politique présente ou non dans le nouveau gouvernement et notamment de médias qui se transforment, après des décennies de frustration, en un véritable défouloir d'opinions de réactions peu favorables aujourd'hui à l'émergence d'une cohésion permettant de faire avancer la machine politique bloquée depuis la chute de l'ancien régime. Si aujourd'hui le scénario d'une dispersion des cendres du régime de Ben Ali le plus probable en vue de faire baisser la tension de la rue, il n'est pas toutefois plausible de s'attendre à un dénouement imminent de la crise politique au vu notamment des nouvelles revendications de certaines composantes du paysage politique réclamant de jouer leur rôle dans la Révolution tunisienne.