J'ai trempé mon doigt dans l'encrier et j'en ai gardé la teinte, un bleu de Klein, jusqu'à ce jour. Je n'ai pas fait la queue aussi sur le trottoir de cette école primaire de la banlieue nord de Tunis. A voir tout l'argent que je possède (enfin !) sur ma tête, dans mes cheveux et les poils de ma barbe, un brave soldat — heureusement qu'elle nous soutient notre armée contre les tentatives de démesures dictatoriales —, m'a soutenu par le bras et m'a mené directement à la salle numéro deux, pour voter. Je paraphe le registre, je trempe, donc, mon doigt dans l'encre pâteuse et je demande où je dois laisser l'empreinte. On me répond de la garder à mon doigt jusqu'à la sortie, preuve que j'ai bel et bien voté et que je ne pourrai pas récidiver… frauduleusement! Il paraît que c'est une pratique courante. Pas dans notre pays en tous les cas. L'Isie fait bien les choses depuis neuf mois en toute clarté. J'emporte le dépliant et je me dirige vers l'isoloir, je coche dans une case de la liste des prétendants nombreux. Une case qui promet beaucoup d'avenir à mon pays, à sa société, à ses jeunes, à leurs libertés, à leur dignité. Cette petite case, c'est pour moi comme «la case de l'oncle Tom». Ça sent la modestie, la sincérité, la dignité encore et toujours après des années de galère, d'esclavage, de souffrance, de peur, d'amnésie. Un clin d'œil sur la liste avant de plier le tout et me diriger vers l'urne déjà pleine : parmi les prétendants, de vieux prédateurs qui n'ont rien eu à voir avec la révolution du 14 janvier, les idéaux renouvelés façon tunisienne du «Siècle des Lumières», la Démocratie, la Modernité, l'avenir enfin ! Un vieil homme à côté, l'air hagard, me dit qu'il ne sait pas lire, ni ou cocher pour le président! Je le regarde éberlué et je lui indique sur son propre dépliant, la case de mon choix. Il coche, maladroitement. Dans ce cas, pensais-je, je suis devenu sans le vouloir un fraudeur. Dehors, la foule a presque doublé. Ce sont les retardataires ou ceux qui sont déjà venus le matin vainement. Durant cette belle journée d'un dimanche ensoleillé, ils auraient pu aller se promener au lieu de venir voter. D'ailleurs, c'était comme ça durant l'ère du président déchu. Pas la peine de se déplacer, tout était réglé à l'avance. Mais cette ruée vers les urnes aujourd'hui, je trouve ça formidable et cela me rassure pour les précautions que l'on prendra dans le futur. La Constituante? C'est comme le palimpseste dont je parlais la dernière fois. On efface dans l'ancien texte (des lois) ce que l'on veut effacer et rajouter ce, qu'ensemble, l'on a décidé d'y inclure. Il faudra attendre encore, dans six mois, un an. Même si certains prétendants-prédateurs meurent déjà d'impatience d'avoir le pouvoir. Respectons le résultat des urnes quels que soient les gagnants. Mais qu'ils fassent leur boulot dans la dignité et sans arrière-pensées d'aucune sorte. Ce qui est remarquable à travers ces premières élections démocratiques en date, dans l'histoire de la Tunisie contemporaine, c'est le peu d'abstention qu'on y a enregistré. Ici, comme partout ailleurs, on a accouru vers les urnes. Ces queues ressemblent à s'y méprendre à celles que l'on faisait il y a un mois encore, pour l'eau, le lait ou le pain quotidien. C'est ça la noblesse de la société tunisienne, sa révérence au pays, à la nation, à ses nobles valeurs patriotiques. Elle s'est levée comme un seul homme. Et par son nombre prodigieux, elle me rappelle ces milliers de quintaux de blé qui viennent s'accumuler grain après grain dans les silos de la Tunisie. Oui, l'Union fait la force et avec ou sans le pain — s'il venait à nous manquer — nous irons tous au Paradis.