A La Presse, au sein d'un grand journal, le philosophe et anthropologue Youssef Seddik a eu un long itinéraire ponctué d'intenses moments d'exaltation et de frustration… Rencontré hier à Tunis, à l'occasion d'un colloque international organisé par l'association «Averti» qu'il préside lui-même, il a bien voulu se livrer à notre jeu de questions et réponses. Entretien. Comment êtes-vous venu à La Presse ? Un jour du début de l'été 1968, j'ai monté résolument les escaliers de La Presse, avec l'idée de voir le directeur. Personne ne m'avait arrêté, et j'ai eu la chance de le voir sortir de son bureau. Je tenais un cahier d'écolier à carreaux où j'ai écrit à l'encre noire, avec une écriture d'instituteur, une série d'articles que j'avais intitulée «L'étudiant français de l'amphithéâtre à l'émeute ». J'y relatais les fameuses journées de mai 68 parisien où j'étais directement impliqué. Etudiant de philosophie à La Sorbonne, j'avoue avoir participé à tout : du jet de pavés sur les flics jusqu'aux discussions élaborées avec mon camarade «Dany Le Rouge» Daniel Cohen-Bendit, aujourd'hui maire adjoint de Francfort et député européen. Il y avait bien sûr tous mes compatriotes tunisiens de gauche qui travaillaient à l'époque pour tenter de déstabiliser le régime bourguibien qui commençait à virer vers la tentation dictatoriale. M.Amor Belkhiria, vrai fondateur de La Presse version Tunisie indépendante, a lu debout les articles toujours devant son bureau, puis il a disparu, me laissant planté là. Il ne m'a même pas regardé. Il a pris l'escalier. Je l'ai suivi en vain, j'ai fini par rentrer chez moi, après avoir perdu mon cahier qui contenait la seule version de cet écrit. J'étais vraiment vexé et surtout certain que cette série d'articles ne pouvait voir le jour sur les colonnes d'un grand journal, sinon, me suis-je dit, il me l'aurait dit, m'aurait au moins félicité, s'il avait décidé de me compter parmi ses rédacteurs. Le lendemain, le premier article de cette série paraissait à la Une. Hommage ici, je le dois et beaucoup d'anciens de La Presse le doivent à cet homme qui a su apprécier, encourager et promouvoir les «bonnes plumes», la culture journalistique, alors, seulement naissante en Tunisie. Avant de clore cette réponse, je dois rendre hommage aussi à la mémoire de nos confrères et consœurs disparus, à Khaled Najjar, photographe, mort dans un pénible accident de voiture, à Moussa Farhat, à Mery Badry, à Moussa Madar, à Mohamed Mahfoudh. Ils ont fait eux aussi les beaux jours de La Presse. Est-ce que vous avez intégré à cette époque le journal ? Non, je restais pigiste et proposais des sujets soit de politique internationale, soit d'enseignement et de culture. Je me rappelle avoir, en ces temps-là, engagé une série sur la nécessité d'arabiser l'enseignement de la philosophie et de le faire d'une manière réfléchie, patiente et surtout prévoir une grande politique de traduction des œuvres représentatives de cette matière. Bien entendu, la nature du régime et des responsables, à cette époque, qui écoutaient si peu les opinions du citoyen n'appartenant pas à l'idéologie de ce régime, a fait que ces articles demeurent lettre morte. Il a fallu près de sept ans plus tard pour qu'une arabisation de la philosophie soit imposée d'en haut par un ministre de l'Education nationale venu directement du ministère de l'Intérieur. J'ai nommé M. Driss Guiga. Les colonnes de La Presse ont combattu, sous ma plume et celles de bien d'autres, cette arabisation autoritaire, forcée, artificielle. Je me permets ici de rappeler quelque chose de vérifiable : La Presse avait un ton relativement libre. Puisque sur la page 3, dans une rubrique à moi nommée «L'événement culturel», j'ai écrit textuellement ceci dès le «chapeau» en corps 14 : «En décrétant l'arabisation de la philosophie, le ministre de l'Education nationale a fait preuve d'une évidente irresponsabilité». Le directeur, toujours M.Amor Belkhiria m'avait défendu contre la colère d'un ministre furieux. Pour répondre à votre question, jusqu'à cette date de 1974, je n'étais que pigiste avec les longues absences d'un journal et d'une famille rédactionnelle que je commençais à avoir «dans la peau». Avec ma démission de l'enseignement secondaire en protestation à cette arabisation, j'ai passé quelques mois au chômage et fini par être recruté comme secrétaire de rédaction principal. Je ne pouvais avoir mieux ni plus puisque le grade supérieur était « rédacteur en chef adjoint » et pour celui-ci il fallait être du parti. Quand j'étais licencié sous la direction de M.Abdelwahab Abdallah en 1984, je n'étais toujours que «secrétaire de rédaction principal». Quels sont les moments les plus marquants de votre carrière journalistique? A La Presse, je ne pouvais jamais toucher au domaine national, un peu parce que je n'aimais pas, un peu parce qu'on me l'interdisait. De temps à autre, on m'envoyait faire des reportages dans des lieux ou des régions critiques, l'espace de misère à Aïn Draham ou l'expulsion de Libye des travailleurs tunisiens à Ras Jedir. C'était une manière d'engager une écriture «au niveau» pour un problème ou une crise qui donnait au gouvernement du fil à retordre. Sur ce point, je me rappelle avoir effectué, avec ma consœur Rachida Neïfer, un reportage en 1976 dans la région de Kroumirie que nous avons intitulé sur une page entière : «Le vent se lève, il faut tenter de vivre…». Nous y avons décrit une misère criarde d'une population qui s'était lamentée de son malheur sur nos colonnes. Plusieurs responsables de la région ont été limogés ou écartés. Je suis revenu dans la même région vingt ans après et le maire nommé grâce à notre article, M. Nouri Hermi, que Dieu ait son âme, a interpellé un gosse de quinze ans qui passait dans la rue de Aïn Draham qui m'a récité par cœur le chapeau de notre article d'il y a vingt ans. Mais le vrai tournant de ma carrière dans ce journal, devenu mon principal habitat, le lieu de nos rires aux larmes, de la bêtise ou de la solitude, était certainement ce jour du 26 janvier 1978. L'air était opaque de gaz lacrymogènes, des balles crépitaient partout sur l'Avenue Bourguiba, des pans de foules disloquées se réfugiaient qui vers la Cathédrale, qui vers la rue d'Alger, qui encore dans les cafés. Le directeur de la sûreté nationale en personne, Zine El Abidine Ben Ali, dirigeait les opérations. Un jeune est mort devant la galerie de l'Information. Je cours appeler Habib Hmima, alors photographe peu connu, qui fait une photo du mort qui n'a trouvé de support que sur Paris Match. Je n'avais plus le goût d'écrire, ni d'inventer, ni de titrer, ni d'évoquer oralement de bons sujets avec la famille de la rédaction. Surtout que M. Belkhiria, mon vrai formateur, était parti, remplacé par un directeur, certes compétent, mais cynique. J'ai eu avec lui les rapports les plus tendus, mais toujours sur le ton feutré du patron qui vous attend au tournant. Une manière de me suicider comme rédacteur, je l'ai convaincu d'ouvrir pour La Presse la tradition du reporter de guerre. Et j'ai fait tous les lieux dangereux de l'actualité : le Tchad, le Soudan, l'Erythrée, l'Egypte des émeutes de 1978, et enfin les années de guerre civile du Liban. C'était à la fois les moments les plus désespérés et les plus périlleux de ma vie de journaliste, mais aussi les plus gratifiants. La Presse faisait l'événement. Par exemple, un jour, Yasser Arafat que j'ai interviewé dans un souterrain «insituable» à Beyrouth, déclarait à la Une de La Presse qu'il allait quitter le Liban. Toutes les agences et les journaux ont puisé de «chez nous» la nouvelle. Une autre fois, à Dakar, où je venais de couvrir les troubles en Casamance puis, les élections post-Senghor, j'ai eu la joie d'entendre Abdou Diouf, enfin élu, s'adresser à une centaine de reporters internationaux disant : «Je veux avoir le représentant de La Tunisie, il aura ma première déclaration de président». Je ne le connaissais pas, il ne me connaissait pas, il ne savait même pas quel journal tunisien couvrait alors l'événement. La Presse m'a fait un jour de 1983, alors que j'étais son correspondant permanent à Paris, une offense inoubliable. Le directeur m'avait chargé de faire tout mon possible pour avoir une interview de François Mitterrand. J'ai fait fonctionner mes réseaux à Paris et mes copinages et j'ai obtenu un rendez-vous et une date. De l'aéroport d'Orly, le directeur, M.Abdallah, s'est dirigé directement vers l'Elysée, a fait son interview sans moi, et le conseiller de presse du président français m'a appris que mon directeur, qui avait obtenu l'interview grâce à moi, a expliqué à son hôte que M.Seddik n'a pu venir pour «des raisons de force majeure» ! Et maintenant que ressentez-vous quand vous voyez de nouveau votre signature sur les colonnes du journal ? Un grand bonheur autant pour moi que pour ce journal et pour la pléiade historique de ceux qui l'ont fait et pour mon pays. Je peux dire que j'ai passé 43 ans à être de ce journal, même s'il y a eu une longue traversée du désert qui correspond aux 23 ans du régime Ben Ali. Je constate que je n'ai plus à négocier un mot, une phrase, un propos pour en alléger la portée, et en fin de compte, en annuler la pertinence. Sur ces colonnes, aujourd'hui, je me sens enfin libre, je respire et j'en suis fier.