Par Hmida Ben Romdhane J'ai connu personnellement Abdoulaye Wade en 1983. C'était pendant un cours à la Sorbonne. L'invitant à donner une conférence, notre professeur, Mme Christine Desouches, nous l'avait présenté comme «un grand intellectuel au service de la démocratie au Sénégal et en Afrique». L'orateur parlait des responsabilités qui attendaient son parti, le fameux PDS (Parti démocratique sénégalais), et promettait «démocratie et développement» au Sénégal, si seulement l'occasion lui était donnée de se faire élire. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis. L'ancien président Abdou Diouf avait accepté la règle du jeu et avait quitté le pouvoir «la tête haute», le cédant au «grand intellectuel» qui, avant d'être élu en 2000, avait promis monts et merveilles aux Sénégalais, sans oublier de leur communiquer sa ferme intention de mettre fin au conflit endémique en Casamance en «100 jours». Elu en 2000 pour un mandat de cinq ans, l'urgence qui se posait pour Abdoulaye Wade était de réviser la Constitution pour porter le mandat présidentiel de cinq à sept ans. Réélu pour un mandat de sept ans en 2005, Wade s'accroche toujours. Il veut encore se présenter pour un nouveau mandat, en dépit de ses «85 ans + TVA», pour reprendre le trait d'humour des opposants sénégalais. Il veut encore se porter candidat, bien que, onze après sa première élection, la vie des Sénégalais n'ait pas vraiment changé et le conflit en Casamance n'a été résolu ni en 100 jours ni en 1000. S'il se faisait élire encore une fois en 2012, Abdoulaye Wade terminerait son troisième mandat à l'âge de 92 ans et, si Dieu lui prêtait vie et santé, rien ne dit qu'il n'en réclamerait pas un quatrième pour finir centenaire au pouvoir... Wade illustre le cas très banal d'attachement maladif au pouvoir par ceux qui ont la chance (ou la malchance) d'y accéder. Il illustre, si besoin est, la faiblesse humaine face à l'attrait irrésistible qu'exerce le pouvoir sur ceux qui rêvent de le détenir et le puissant magnétisme par lequel il cloue ceux qui le détiennent déjà. Il ne partage pas la grandeur d'âme de ses deux illustres prédécesseurs, Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf, qui, eux, sont partis «en seigneurs». Par les temps qui courent, et au vu des drames bibliques que provoque l'attachement traumatique au pouvoir, Senghor et Diouf ont l'air de deux Martiens perdus dans les terres houleuses du monde en développement. En Tunisie, nous avons une longue et amère expérience avec l'attachement pathologique au pouvoir, liée aux deux premiers présidents qui ont régné de juillet 1957 à janvier 2011. Leur départ forcé du «trône», auquel ils s'accrochaient maladivement, s'est déroulé dans la douleur. Cette douleur n'a pas affecté seulement Bourguiba et Ben Ali, mais le peuple tout entier qui a souffert de l'absence de mécanismes de transmission démocratique du pouvoir durant deux longues et douloureuses fins de règne. L'une des tares, que la révolution tunisienne a mises à nu et pointées sévèrement du doigt, est précisément le rapport pathologique du politicien au pouvoir et à son attrait, auquel il succombe tête première. L'un des acquis que la révolution tunisienne aurait dû nous offrir est la vulgarisation à grande échelle de l'idée que le pouvoir n'est pas une fin en soi, mais un moyen pour gérer au mieux les affaires de la Cité. Sur ce dernier point, les semaines qui s'étendaient, des premières élections démocratiques du 23 octobre à l'investiture du premier gouvernement démocratique le 23 décembre, ont été catastrophiques pour l'image de la nouvelle classe politique que le peuple a choisie pour mettre le pays sur les rails de la démocratie et du développement. Le spectacle affligeant de marchandages entre les partis, qui nous a été imposé pendant ces longues semaines, nous enseigne avec effroi que, révolution ou pas, la relation entre le politicien et le pouvoir n'a pas vraiment changé. Celui-ci reste toujours une fin en soi et celui-là fait toujours preuve d'une impuissance pathétique face au magnétisme du pouvoir. Révolution ou pas, le critère de l'appartenance l'emporte toujours sur celui de la compétence. Pendant ces longues semaines de marchandages, on a eu beau chercher le moindre petit signe relatif à la prise en compte des intérêts supérieurs du pays par la nouvelle classe politique. Peine perdue. On a eu beau chercher la moindre petite preuve de nature à nous rassurer que des leçons aient été tirées des erreurs du passé. En vain. Au vu de l'ampleur des défis à relever et de la durée de l'exercice allouée à l'actuel gouvernement (entre douze et dix-huit mois), on peut dire que le gâteau à partager n'est ni très grand ni très appétissant. Pourtant, la ruée pour avoir sa portion frisait l'indécence. L'ivresse de se trouver, subitement, aux portes du pouvoir était telle que ceux qui s'apprêtaient à y entrer avaient négligé les intérêts supérieurs du pays, et même celui de leurs propres partis. Le Congrès pour la République mettra sans doute longtemps à replâtrer l'image du parti, gravement écornée par le déballage public de son linge sale. Plus étonnant encore, et en dépit des compétences dont il se prévaut, le parti Ennahdha n'a même pas pu préserver sa réputation d'intégrité, face à l'attrait irrésistible du pouvoir. En cédant aux pressions pour l'attribution d'un important ministère au gendre de son chef historique, M. Rached Ghannouchi, Ennahdha s'est tirée dans les pattes. Car, à supposer que l'actuel ministre des Affaires étrangères soit l'homme le plus compétent du pays pour le poste, l'intérêt d'Ennahdha aurait été de le lui refuser. C'est d'autant plus évident que les graves blessures infligées au pays et au peuple par les gendres de l'ancien président sont encore douloureuses et loin d'être cicatrisées. Et c'est d'autant plus dommageable pour Ennahdha que les Tunisiens sont connus pour leur promptitude à tisser les similitudes et à aligner les parallèles. Cela dit, et en dépit de tout, le gouvernement de M. Hamadi Jebali est le premier gouvernement qui bénéficie d'une réelle légitimité populaire. Il a droit, comme tout gouvernement légitime qui vient de se former, à un état de grâce et même au préjugé favorable. Plutôt que de lui faire un procès d'intention, on doit le juger sur pièce. Une ligne rouge à ne pas franchir toutefois : l'administration tunisienne. En Tunisie, nous n'avons ni pétrole ni richesses particulières. Notre bien le plus précieux est notre administration. Grâce à elle, dans les semaines les plus turbulentes de la révolution, nous n'avons manqué ni d'eau, ni d'électricité, ni de gaz, ni d'approvisionnement en produits de première nécessité, ni même en produits superflus. Le nouveau gouvernement ne pourra rien sans elle. Il doit la préserver et développer ses compétences. Tenter de la déstabiliser en cédant à des calculs partisans, c'est déposséder le peuple de son bien le plus précieux.