On ne compte plus les marches pacifiques et les manifestations organisées, sous nos cieux, pour défendre les libertés et dénoncer la montée en puissance de la violence dans notre société. Certes, ces mobilisations, toujours organisées à Tunis (malheureusement), reflètent par excellence un degré de maturité bien prononcé chez les descendants de Taher Hadded et Ibn Khaldoun, mais pour plusieurs observateurs, ce genre d'événements (plus ou moins) élitistes a plutôt tendance à être qualifié de BCBG (abréviation de «bon chic bon genre») à la limite de la mondanité. La Presse a voulu tremper sa plume dans cet angle décalé de la manifestation antiviolence organisée hier à l'avenue Mohamed-V, et ce, à travers les témoignages de certaines figures emblématiques de la scène politique tunisienne et de la société civile. La majorité des forces vives de la Tunisie de l'après-14 janvier était présente en masse, hier, dans la marche organisée à l'avenue Mohamed-V pour dénoncer la recrudescence de la violence observée ces derniers temps dans la société tunisienne et surtout à l'égard des journalistes et des intellectuels. Si les manifestants qui ont animé ce mouvement contestataire s'identifient comme étant les «défenseurs de la démocratie» ou comme étant «les démocrates», d'autres se voient dans la peau de la «majorité silencieuse» (terme utilisé par l'ancien Premier ministre Mohamed Ghannouchi, lors de son discours d'adieu). « Ce que tu gagneras par la violence, une violence plus grande te le fera perdre», dixit Gandhi Certes, à première vue, nombreux parmi les présents ont déjà participé à la manifestation de la coupole d'El Manzah et à celle de juillet dernier à l'avenue Mohamed-V contre l'extrémisme, comme en témoigne Nahla Mâaouia (infographiste, 32 ans) : «J'ai participé à toutes les manifestations qui défendent les libertés humaines et les droits fondamentaux. D'ailleurs j'étais présente, le 7 juillet dernier, dans ce même endroit pour mettre en garde contre l'extrémisme et la violence et pour appeler à une Tunisie ouverte à tous. Pour moi, la liberté d'expression est l'unique acquis de la révolution de la dignité. Et il est inconcevable que des salafistes puissent prendre en otage ces acquis et nous embrigader dans une ambiance de peur et de menaces. Et je finis par cette citation de Gandhi, qui dit : Ce que tu gagneras par la violence, une violence plus grande te le fera perdre». Parallèlement, ce qui a interpellé un tout petit peu notre attention sans tomber dans le jugement de valeurs et la description caricaturale des faits, c'est que la grande majorité des protagonistes présents, hier, à cette manif et comme à l'accoutumée, avait un profil BCBG pour ne pas dire intellectuel. Plus encore, il paraît qu'il est devenu à la mode et très tendance chez certains jeunes appartenant à des familles bourgeoises de participer à une manifestation qui défend les libertés en général, comme en atteste une discussion qui s'est déroulée entre trois jeunes et qui qualifient cette marche pacifique comme suit : «Wow, on se croirait à la cérémonie inaugurale des JO au moment où les délégations des pays participants font le tour du stade olympique avec les drapeaux de leurs pays». Alors qu'un des manifestants criait à haute voix: «Ma liberté est aussi sacrée que vos croyances», une autre manifestante criait pour faire entendre à son amie une requête très insolite : «Selma, on aurait dû apporter avec nous un thermos rempli de chocolat chaud, ça réchauffe la gorge et ça booste l'adrénaline... ». Brusquement, la jeune fille interrompt sa discussion, au moment où les manifestants ont commencé à scander le slogan de la révolution pour hurler à haute voix : «Horria, amal, karama wataniya» (Liberté, travail et dignité) ». Pour de nouvelles approches Interpellé sur cet angle que La Presse a voulu décrypter, certaines figures des forces vives tunisiennes ont confirmé ce profil BCBG des protagonistes de la marche d'hier, comme le souligne Ghazi Ghraïri, prof universitaire et ancien porte-parole de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution : «Vous avez tout à fait raison. Moi je pense qu'il faut changer le lieu de ce genre de rassemblements. Au lieu de les organiser du côté de l'avenue Mohamed-V ou bien à la coupole d'El Menzah, pourquoi pas ne pas voir ce genre d'initiatives dans les quartiers populaires comme Cité Ettadhamen ou bien Mellassine ? Pourquoi pas une manif à Kairouan ? ». Quant à Samir Taïeb, constituant élu sur les listes du Pôle démocratique moderniste (PDM) et membre du parti Ettajdid, il voit les choses sous un autre angle : « Je pense que les démocrates et les modernistes doivent changer leur approche des choses». Par contre, Maître Saïda Garrach, militante associative et membre du comité directeur de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), nous a déclaré : «Il est impératif d'inventer de nouveaux mécanismes pour que ce genre de mobilisation puisse faire participer toutes les classes sociales du pays et surtout les intéresser. Certes, ce sont les jeunes marginalisés par le régime déchu et les chômeurs privés injustement de leur droit au travail qui ont déclenché la révolution tunisienne, mais personne ne peut nier le rôle de l'élite en cette période de transition démocratique, surtout au niveau de l'encadrement de la jeunesse et de la population». Une Tunisie à deux visages Maître Monia Abed, avocate à la Cour de cassation et membre de l'Instance supérieure indépendante des élections (Isie), apporte son analyse : « Il est vrai qu'aujourd'hui, dans cette manifestation, toute la Tunisie n'est pas représentée. En revanche, je pense qu'il est temps, après une année de révolution, que le mouvement démocratique prenne de nouvelles formes à travers de nouvelles méthodes de communication, plus vulgarisées et explicites, pour toucher le maximum de Tunisiens et non pas une partie». En outre, Sofiane Chourabi, journaliste et blogueur tunisien, explique le phénomène Bcbg de ce genre de manifs comme suit : «C'est le problème de la gauche intellectuelle tunisienne qui a toujours été composée d'élites, idem pour le mouvement démocrate et moderniste. ». Enfin, la célèbre avocate et militante des droits de l'Homme, Radhia Nasraoui, nous donne sa vision des choses: « C'est vrai qu'il y a beaucoup d'intellectuels comme le montre le nombre très important de professeurs universitaires et d'étudiants. N'oublions pas que les universitaires étaient les premiers à être victimes de la violence. Certes, la majorité écrasante des Tunisiens souffre de chômage et de beaucoup de problèmes. Il m'est arrivé de visiter des régions très défavorisées comme Lakhouet, Thala… où les gens manquent d'électricité, d'eau potable, de réseaux d'assainissement. Ainsi vu les conditions de vie très déplorables dans lesquelles ils vivent, participer à ce genre de manifestations n'est pas dans leur priorité. Quand les gens n'ont pas de quoi se nourrir, ce n'est pas facile de leur demander de venir manifester contre la violence ou pour défendre la liberté d'expression». Elle renchérit: «Par contre, c'est très important d'organiser ce genre de manifestations. Parallèlement, il faut fournir plus d'efforts pour sensibiliser tous les Tunisiens aux quatre coins du pays». Assurément, avec les difficultés que connaît notre pays sur le plan socioéconomique, il y a encore du pain sur la planche devant les défenseurs des libertés et les pacifistes pour que leurs manifestations soient plus homogènes du point de vue des classes sociales qui composent la société tunisienne.