«Je ne suis pas un Jouini. Mon nom est Habib Barnaoui Tombouctaoui. Pourquoi les acheteurs d'esclaves d'antan ont-ils effacé nos filiations et nos traces? Je ne comprends toujours pas», se demande le musicien de stambali dans le documentaire de Issam Saïdi, projeté en avant-première mercredi dernier à Tunis. Hélas, on n'a jamais attribué ce nom à ce Habib, né d'une mère tunisienne et d'un père noir africain, dérivé de la quatrième génération... Il a fallu attendre 65 ans, et plus précisément un film documentaire Waya rayé, d'un jeune réalisateur pour que ce dernier survivant de l'authentique stambali, affiche dignement sa véritable identité. Habib parle très peu, mais dans ce silence, les images s'expriment... Issam Saïdi a commencé son film avec des bribes de dialogues et des indications non précises sur la terrasse d'une maison dans la Médina de Tunis... On se sent perdu, à l'image de ce personnage en quête de ses origines; on est d'abord entraîné dans la maison d'une des dernières danseuses de stambali et ensuite dans un marabout où on participe à une drôle de cérémonie de «zerda».... Le gombri (instrument de percussion) ne quitte jamais l'écran, omniprésent à la fois par son son gémissant et son ton saccadé. Habib Jouini l'emporte partout où il va.... «J'ai remarqué pour la première fois l'originalité et l'authenticité d'une personne et d'une musique qui venaient de loin. Cette musique s'est gravée dans mon esprit (...) Je voulais comprendre la particularité et le charme du mystère qui m'attiraient», affirme Issam Saïdi. C'est exactement ce « mystère » que le réalisateur a mis en image... Le mystère d'un personnage spontané et triste. Transe Habib parle d'une injustice, transmise de génération en génération et d'une blessure qui continue à saigner depuis des siècles... Enfant, il a appris à aimer le gombri et avec lui, une terre rouge qu'il ne connaît pas. Adulte, il continue, comme ses aïeuls, à faire vibrer des cordes pour sentir et partager la chaleur d'une Afrique noire abandonnée. Vieux, il part à la recherche des sensations fortes dans la «maison des esclaves», au Sénégal. Saïdi filme le voyage depuis l'aéroport jusqu'au retour. Il braque sa caméra sur le visage désemparé de son personnage... Les mots se perdent et des expressions se tracent... On suit les pas tranquilles de ce Habib, bras derrière le dos, qui se promène à travers des cellules carrées, faisant chacune 2,60 m de côté, là où on mettait jusqu'à 15 personnes et même plus, assises contre le mur, des chaînes entravant cous et bras, les maintenant clouées... L'attente de départ durait parfois près de trois mois. Dans cette maison, le père, la mère et l'enfant étaient séparés dans des cellules distinctes*... «Je suis incapable d'exprimer mes sensations», lâche-t-il enfin. Ses traits trahissent une souffrance insoutenable... De retour, Habib organise une nouvelle visite (ziara) au marabout Sidi Amor. La cérémonie paraît différente de la première. De la transe, émane quelque chose d'extrêmement douloureux. Le rythme éveille des pulsations et des vibrations ensommeillées dans les gènes d'une population vendue à des familles tunisiennes... Le déchirement refait surface. Les cris profonds se font entendre à travers ces corps emportés dans une sorte d'ivresse. La douleur se dessine sur les visages des femmes... Le voyage n'est pas encore achevé. Habib connaît exactement d'où il venait. Son père lui confirmait qu'ils étaient achetés à Kabar, «qui n'est autre que Kabara, une ville malienne située à côté d'une rivière qui traverse Tombouctou. D'ailleurs, Tombouctaoui veut dire une personne originaire ou venant de Tombouctou», explique le réalisateur. Habib est impatient de toucher la terre de ses ancêtres et de retrouver une vie qui précède l'esclavage.... Sera-t-elle belle et joyeuse? La voix du gombri ne lui a pas insufflé que de la peine!... Le mystère continue. Le jeune réalisateur promet de poursuivre le voyage, malgré les moyens du bord, très limités. Ce film est en même temps équilibré et touchant. Il mérite soutien et encouragements.