Les riches heures de la révolution du 14 janvier sont aussi passées par le port des couvre-chefs. Dès le début de cet épisode pathétique de notre histoire— celui de la liberté et la dignité enfin retrouvées—, la traditionnelle chéchia rouge, symbole de notre fierté nationale, refit naturellement son apparition, comme le fut le bonnet phrygien lors de la révolution française de 1789 ou de la Commune, à Paris. Des bains de foule que nous avions décrits sur ces mêmes colonnes, bains de foule successifs, sur la grande avenue de la capitale, beaucoup de scènes pleines d'enthousiasme et de ferveur furent rehaussées par le port, non seulement des chéchias de toutes les couleurs, cette fois, mais aussi par celui des couvre-chefs venus d'ailleurs : bonnets, casquettes, calottes, chapeaux mous, feutres, sombreros, borsalinos, bérets basques, melons, cow-boys, panamas, etc. Cette exubérance de coiffures mêlées, et auxquelles adhéraient aussi bien la gent masculine que féminine, jeune ou moins jeunes, manifestant leur joie et leurs sentiments, fut à l'origine d'images loufoques, d'images d'artistes photographes ou de peintres, immortalisant cette inespérée révolution, et qui s'en donnèrent à cœur joie. Cela ne dénote-t-il pas, encore une fois, l'extraordinaire originalité de la société civile, toujours prête à l'ouverture vers l'Autre, toujours accessible aux influences étrangères, depuis les temps immémoriaux, pourvu qu'elles soient positives et propices à l'accession aux plus hauts degrés d'évolution de la culture humaine? Et, inversement, l'Autre, justement, c'est-à-dire, au plus près ou au plus loin de nous (le Méditerranéen d'en face ou d'à-côté, le Maghrébin, l'Arabe, l'Africain, l'Européen du nord et même l'Anglo-Saxon, le Sud-Américain ou le Chinois), n'aura-t-il pas une oreille plus attentive, un regard vraiment plein de bonne intention pour «subir» généreusement les influences positives que nous lui proposerions? Mais, voilà: depuis le 23 octobre dernier, la population tunisienne s'est, comme une poire, coupée en deux, et la révolution que l'on saluait bien bas du chapeau a fini — serait-ce vraiment la fin? — par en baver des ronds de chapeau justement. A prendre un virage sur les chapeaux de roues. En effet, tout à coup, voici que des instincts irrationnels cherchent à prendre le dessus sur tous ces élans de liberté et de fraternité, sur ce degré de conscience au sujet de la culture humaine et des aspirations légitimes du peuple tunisien. Ils travaillent maintenant du chapeau, avec la folie furieuse que vous savez, chers lecteurs. Symbole de la révolution, au départ, la chéchia portée par ces intrus du Moyen-Age n'est plus d'un rouge-grenat, mais d'un blanc écru. Comme pour se démarquer et de notre couvre-chef traditionnel et même du drapeau national dont le leur est maintenant noir sur un fond de calligraphie religieuse. Ces êtres étranges en qamis, armés jusqu'aux dents,— le sabre du djihad, pour nous sabrer des pieds à la tête ! —, voient maintenant d'un mauvais œil nos chapeaux venus d'ailleurs et dont ils soupçonnent qu'ils incitent à la laïcité et à l'athéisme donc ! Aux influences étrangères ! Alors que nous sommes devenus ni plus ni moins des citoyens libres, enfin libres et heureux. Des citoyens de notre époque et de notre temps. Des citoyens qui revendiquent, et tout à la fois, nos cultures ancestrales et nos aspirations à une modernité intelligente et pas tronquée du tout. On observe encore, aujourd'hui, sur l'avenue Habib-Bourguiba, ces chapeaux venus d'ailleurs. Les citoyennes et les citoyens qui les portent sont des démocrates, des gens simples ou aisés, des jeunes et des moins jeunes qui trouvent que ces nouvelles coiffures leur donnent le look inespéré, l'attitude intelligente pour avancer toujours debout, malgré le chaos qui s'installe de jour en jour. Et puis, qu'a-t-on à reprocher aux chapeaux ? Aux chapeaux de ville, aux chapeaux de pluie, aux chapeaux de soleil et même aux chapeaux chinois? Pourvu qu'ils nous préservent du mauvais temps ou des grandes chaleurs. Et du regard biaisé de ceux qui nous en veulent aussi, pour notre désir de nous différencier toujours ou encore, et dont on croyait deviner qui nous étions. Nous ne sommes que des citoyens tunisiens, d'honnêtes gens qui vous saluons (du chapeau) bien bas…