Quand Salma et Sofiane Ouissi dansent, c'est tout Tunis qui se déplace pour les voir. La rigueur et l'acharnement de ces alter ego sont en soi une devise de qualité. A chaque rendez-vous , une aventure nouvelle s'offre à nous, physique et artistique, évidemment, mais surtout spirituelle et intellectuelle en tout lieu. «Ici(s)» a été encore une fois un défi, une manière de pousser la réflexion encore plus loin et d'explorer les voies de la création. Ces deux auteurs-chorégraphes arrivent à faire de la danse un art familier, à force d'aborder des pistes ordinaires, évidentes mais qui sont restées jusqu'à maintenant inexplorées. C'est pourquoi ils nous étonneront toujours. Au fait, Salma et Sofiane n'étaient pas sur la scène de Mad'art, le jour du spectacle, ils n'étaient même pas dans les parages. Ils étaient tout simplement chez eux, l'une à Paris l'autre à Tunis! Il faut dire que ceux deux-là ne manquent pas d'idées extravagantes. Rappelons-nous de la conférence de presse de Dream city organisée dans un métro. Les deux artistes, qui sont deux personnes distinctes, en forment, en fait, un seul. Et même si géographiquement, ils sont séparés, ils mettent à contribution, depuis des années, les moyens technologiques pour continuer à répéter et à créer ensemble. Et c'est avec l'aide de Yacine Sebti qu'ils créent un spectacle vidéo poétique interactif de danse. «Ici(s)» est la somme de beaucoup de conversations sur skype entre ces deux frères, complices et partenaires. Sur un écran divisé en deux, le show se déroule en temps réel. Salma dans son appartement et Sofiane dans sa cuisine. Malgré l'étrangeté du support et de la forme, on reste attaché à ce qui se déroule devant nos yeux. Salma, en conversant avec son frère en tapant sur le clavier, nous fait partager un moment de grande intimité. Elle nous parle de l'odeur de sa mère, de sa famille, des enfants, de ses souvenirs avec son frère, de la ville, de la vie, du bruit l'extérieur... Parfois, les phrases envoyées sont incomplètes, nous laissant croire que la suite est uniquement dans la tête de Sofiane. Une sorte de télépathie est toujours là entre eux. A un moment donné, les mots cèdent la place au corps. Chacun, dans son espace, installe un dialogue avec l'autre. Le cyberespace devient la scène de leur rencontre, un lieu commun qui les unit dans un échange chorégraphique. Les espaces fusionnent, les gestes aussi. Un travail minutieux au millimètre près fait que quand Sofiane ouvre son placard de cuisine, Salma s'y glisse (il faut le voir pour comprendre). Sauf qu'à un moment donné, l'expérience s'interrompt... Les aléas de la technologie ont eu gain de cause sur l'ambition des deux danseurs. L'image se fige et on arrête le spectacle. Malgré l'amertume de Salma et de Sofiane qu'on retrouve, sur l'écran, déçu avec cet arrière-goût d'inachevé, l'expérience a, à notre sens, abouti. En effet, les deux complices ont réussi à nous transmettre ce qu'ils voulaient, c'est-à-dire nous faire partager leur intimité, les coulisses de tant de travaux montés à distance. Ils nous ont fait vivre leurs frustrations quand la technologie leur faisait défaut, quand leurs échanges s'interrompent, quand cet espace qui les unit en un clic, les arrache avec violence de cette intimité virtuelle. Bien que nous ne soyons pas allés au bout de ce spectacle, «Ici(s)» nous a transportés dans un autre espace où Salma et Sofiane ouvrent devant la danse de nouvelles perspectives de travail et de réflexion, quel que soit le qualitif que nous attribuons à leur approche. Avec ce projet, on va plus loin que le show et la danse; on se retrouve dans un acte fondateur, dans une autre manière de percevoir l'artistique en rapport avec le monde et toutes ses mutations, nouvelles et à venir.