Une joute de visions et de stratégies Depuis la révolution du 14 janvier, c'est la seconde fois que nous vivons la célébration de la fête de l'Indépendance. Il est indéniable que les deux événements entretiennent entre eux une forte correspondance sur le plan de la charge symbolique. L'année dernière, dans une atmosphère d'euphorie, tous ceux qui ont eu à donner un écho à cette célébration n'ont pas manqué de souligner que la date du 14 janvier représentait une sorte de répétition du 20 mars, une seconde indépendance, conquise celle-là non pas contre la puissance coloniale mais contre la dictature et son système d'oppression et d'avilissement du peuple. Cette année, l'euphorie a eu le temps de retomber. Le combat sur la scène politique a dessiné sa propre ligne de front et a donné lieu à la fois à des craintes et à des stratégies de conservation ou de conquête du pouvoir, selon le cas. Mais ce que l'on observe, c'est que le Tunisien découvre que, tout en gardant un attachement aux grandes dates de son histoire récente, il n'a pas un grand goût pour les célébrations et pour leur théâtralisation... Sans doute parce que, trop longtemps, il a eu à subir une forte dose d'hypocrisie et de mensonge à l'occasion de ce genre de manifestations. Ce qu'il découvre aussi, c'est son propre goût, en revanche, pour l'histoire qu'on revisite, dont on met à jour des pans autrefois occultés, dont on dégage des aspects frappés il y a peu d'interdit... Il n'y a plus de lecture consacrée de l'histoire nationale : il y a des perspectives multiples, dont la concurrence entre elles se joue uniquement à l'aune de leurs arguments respectifs. Mais se libérer des cadres figés qui enferment l'histoire officielle, reconquérir, loin de toute contrainte, l'espace d'intelligibilité de notre passé commun, c'est aussi cela célébrer l'indépendance nationale. Il est vrai par exemple que la lutte entre Bourguiba et Salah Ben Youssef a tourné à l'avantage du premier parce que Bourguiba a eu une intelligence plus juste de l'évolution des choses : aussi bien de l'enjeu des négociations avec la France — dont il était faux de penser qu'elle ne revenait qu'à remplacer des obstacles par d'autres sur le chemin de l'indépendance — que de la capacité du peuple à se laisser convaincre en faveur d'une solution pragmatique qui dépasse les rancoeurs. Toutefois, même si la suite des événements a donné tort à Ben Youssef, cela ne signifie pas que les raisons qu'il a invoquées sont entièrement à rejeter. C'est un fait que sa vision consistait à faire prévaloir une lutte politique à l'échelle de tout le monde arabe, dont il espérait sans doute que la libération d'un seul bloc du joug colonial consacrerait sa solidarité dans la suite. A l'inverse, Bourguiba fut l'homme des petits pas : «Chi va piano, va lontano», dit le proverbe italien... Sa politique des étapes, cependant, était aussi une politique des conquêtes fragmentées mais progressives sur le plan géographique. De plus, il voyait quelle perte énorme aurait une libération qui s'accomplirait sous le signe de la rupture avec l'Occident. Il s'agissait donc pour lui de passer en douceur, sans grand fracas, du protectorat au partenariat économique. Mais, encore une fois, les avantages évidents de cette option stratégique n'enlèvent pas nécessairement à la vision de Ben Youssef son intérêt propre. C'est un fait que cette vision particulière continue d'avoir ses partisans, et donc ses arguments : plus rien n'empêche de les écouter, quitte à demeurer sceptique sur le degré de leur pertinence. Le rappel de certains épisodes sanglants de la lutte pour l'indépendance, et la manière brutale dont la puissance coloniale a répondu plus d'une fois à certaines initiatives parfois très respectueuses des accords conclus, peuvent en tout cas, en mettant le doigt sur des plaies qui ne sont toujours pas bien refermées aujourd'hui, souligner à quel point Ben Youssef était fondé à considérer qu'un passage du Protectorat au partenariat, tel que conçu par Bourguiba, était un rêve irréalisable. Toute la sagacité de Bourguiba consistera d'ailleurs à l'isoler dans cette lecture de l'avenir... De grandes figures, telles que Mongi Slim ou Béhi Ladgham (notons en passant, illustration éloquente de cet intérêt pour notre histoire récente, la réédition du livre de Foued Lakhoua, (Le gouvernement Ladgham) prendront ainsi leurs distances, malgré un soutien affiché auparavant... Raouf SEDDIK