Peut-être est-il temps d'en finir avec le concept si galvaudé d'antisémitisme. Au cours des soixante dernières années, ce mot a été des centaines, voire des milliers de fois brandi pour réduire, passez-moi l'expression, à quia toute personne ayant osé critiquer le sionisme et Israël. Il serait oiseux de vouloir passer en revue certains cas où ledit concept a joué le rôle, néfaste, qu'on a cherché à lui attribuer. C'est qu'il y a derrière ce mot, derrière le sionisme et derrière Israël une volonté subreptice de défendre l'indéfendable, de justifier l'injustifiable, de se laver littéralement les mains, à la manière de Ponce Pilate, autant du sang des Juifs victimes de la Shoah que celui des Palestiniens, eux, victimes du sionisme. J'en parle aujourd'hui en connaissance de cause et ce, au moins, pour trois raisons. D'abord, en arabe et musulman, donc en sémite, j'ai depuis l'enfance grandi dans la peur de l'antisémitisme, l'âge de raison, pour moi qui suis né en 1981, ayant coïncidé avec la première Intifada. Je m'explique : cet éveil a également concordé avec mes premiers pas dans la langue française et à travers elle, à travers Antenne 2, devenue depuis France 2, j'ai appris à me méfier, à douter, à chercher un emploi tant soit peu juste des mots que j'emploie. Être pro-palestinien, oui, mais ne jamais dire du mal des Juifs, ne jamais tomber dans les amalgames réducteurs, afin de ne pas virer vers l'antisémitisme. Ensuite, grâce à ma relation avec la littérature et la poésie arabes, notamment à travers les figures marquantes de quelques grands poètes palestiniens, à l'instar de Fadwa Touqan, Mahmoud Darwich, Samih al-Qacem, Tawfik Zayyed et j'en passe, j'ai appris à ne pas haïr « l'ennemi » israélien, encore moins juif. Aucun de ces porte-paroles de la lutte palestinienne n'a de fait tenu des propos antisémites, bien au contraire. Ces grands poètes de l'exil et du combat palestiniens ont fait preuve de la plus grande ouverture d'esprit qu'il soit permis à un opprimé d'accorder à son oppresseur. Enfin, mon parcours intellectuel m'a sensiblement mené de Mahmoud Darwich à Paul Celan, d'Averroès à Maïmonide, de Abdullah Qussaimi à Emmanuel Levinas. Je ne puis désormais lire l'un sans penser à l'autre, lire les uns sans penser aux autres. Oui, nos destins sont entremêlés, car, comme je l'ai dit, mon éveil personnel a eu lieu à ce moment tragique où l'Intifada, les événements de Hammam Chott et la première guerre du Golfe, « Tempête du désert », ont cédé le pas, par amalgame, à une sorte d'antisémitisme moins inconscient que provoqué par lesdits événements. Or, aujourd'hui plus qu'hier, je récuse l'antisémitisme tout en persistant à penser que le peuple palestinien a le droit de lutter pour sa liberté, pour sa terre, pour sa dignité et pour son existence même, elle qui est menacée. Ce qui motive le présent texte, c'est « l'opprobre » auquel on désire vouer le grand écrivain allemand Günter Grass, non seulement parce que je partage humainement et idéologiquement ce qu'il dit dans son poème, « Ce qui doit être dit », paru mercredi 4 avril dans le Süddeutschen Zeitung, mais encore parce qu'il est désormais temps d'en finir avec l'antisémitisme qui, comme tout l'indique, joue le rôle d'éventail qu'on agite contre des corbeaux qui n'existent que dans la tête de ceux qui les agitent. Certes, j'en conviens, l'antisémitisme existe, comme tant d'autres formes de racisme (là encore, nulle liste ne serait exhaustive), mais de là à accuser à tort et à travers toute personne d'antisémitisme parce qu'elle a tout simplement critiqué Israël ou parce qu'elle est allée à l'encontre de ses intérêts, cela me paraît malhonnête, cela est malhonnête tout court. Pour preuve, j'ai lu çà et là des termes abjects qualifiant Günter Grass d'« antisémite conscient », d'« antisémite érudit » ou encore d'« antisémite qui veut du bien aux Juifs ». Cela dit, et c'est ce qui me semble d'autant plus abject, c'est que le propos de Günter Grass est clair, voire limpide comme de l'eau de roche. Oui, il est conscient de ce qu'il écrit et pense, et c'est à ce titre qu'il écrit ce qu'il pense, comme suit : Le silence général sur cet état de fait silence auquel s'est soumis mon propre silence, pèse sur moi comme un mensonge une contrainte qui s'exerce sous peine de sanction en cas de transgression ; le verdict d' « antisémitisme » est courant. Mais à présent, parce que de mon pays, régulièrement rattrapé par des crimes qui lui sont propres, sans pareils, et pour lesquels on lui demande des comptes, de ce pays-là, une fois de plus, selon la pure règle des affaires, quoiqu'en le présentant habilement comme une réparation, de ce pays, disais-je, Israël attend la livraison d'un autre sous-marin dont la spécialité est de pouvoir orienter des têtes explosives capables de tout réduire à néant en direction d'un lieu où l'on n'a pu prouver l'existence ne fût-ce que d'une seule bombe atomique, mais où la seule crainte veut avoir force de preuve, je dis ce qui doit être dit. L'auteur de La Ratte et du Tambour le savait pertinemment. Le prix Nobel de littérature 1999 n'avait nullement besoin d'un tel « coup médiatique ». L'homme âgé de quatre-vingt-cinq ans ne pouvait céder à un caprice tel que celui-là. Ce qui a assurément motivé l'écriture de ce poème, c'est — outre le vœu de poésie qui dépasse tous les autres — la nécessité, malgré l'œuvre qui est derrière soi, les divers prix et signes de reconnaissance eux aussi désormais derrière soi, de s'exprimer en faveur d'une cause juste. Et c'est ce qu'il déclare à la fin de son poème : C'est la seule manière dont nous puissions les aider tous, Israéliens, Palestiniens, plus encore, tous ceux qui, dans cette région occupée par le délire vivent côte à côte en ennemis Et puis aussi, au bout du compte, nous aider nous-mêmes. Là encore, le propos est clair comme de l'eau de roche. Cependant, une certaine doxa veut que les choses aillent et soient exprimées autrement. À ce titre, il me faut abonder, de nouveau, dans le sens de Günter Grass qui, dans un entretien télévisé réalisé et diffusé au lendemain de la parution de «Ce qui doit être dit », n'oublie pas de rappeler à notre souvenir les fameux vers de Paul Celan, extraits de son poème, «Fugue de mort» : Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit Nous te buvons au midi la mort est un maître venu d'Allemagne Nous te buvons au soir et au matin nous buvons et buvons la mort est un maître venu d'Allemagne ses yeux sont bleus Il t'atteint avec une balle de plomb il ne te rate pas Un homme habite la maison tes cheveux d'or Margarete Il jette ses molosses contre nous il nous offre une tombe dans l'air Il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître venu d'Allemagne Tes cheveux d'or Margarete Tes cheveux de cendre Sulamit N'en déplaise à Maurice Blanchot ou à Adorno qui, par exemple, dans Prismes, déclare : « Plus la société devient totalitaire, plus l'esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s'arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui des poèmes. L'esprit critique n'est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l'un de ses éléments, le progrès de l'esprit qu'elle s'apprête aujourd'hui à faire disparaître, tant qu'il s'enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même. » Sans vouloir me livrer à une réfutation radicale du propos précédent, je voudrais tout juste rappeler que la barbarie gagne du terrain grâce à de tels jugements moraux. La poésie doit exister après Auschwitz, car il y a eu depuis les massacres de Kafr Kacem, Dir Yassine, Sabra, Chatila, Jenine et tant d'autres. Et Mahmoud Darwich, dans Eloge de l'ombre haute, en 1982, de le rappeler : Et le Fasciste poursuit sa danse et rit aux yeux ivres et de joie il perd la raison, et Sabra n'est plus un corps : il la recompose comme le souhaitent ses désirs, et sa volonté la refait et il ravit une bague de sa chair, quitte son sang pour son Talmud : ce sera : mer ce sera : terre ce sera : nuées ce sera : sang ce sera : nuit ce sera : assassinat ce sera : samedi ce sera Sabra Sabra : croisement de deux rues sur corps Sabra : révélation de l'Esprit dans une pierre Sabra plus personne Sabra identité de notre ère à tout jamais... Il me semble alors que Günter Grass s'est frayé un chemin dans la foule, celle qui amalgame fascisme et antisémitisme, celle qui aime à dépenser et qui se refuse à penser, celle qui consacre l'art de déparler et qui met de côté la simple qualité de parler. Günter Grass n'est pas antisémite, il suffit de bien le lire pour s'en rendre compte. Günter Grass s'est frayé un chemin et ce n'est guère aisé de nos jours de réussir un tel prodige. Cela semble se passer «à son corps défendant», mais là encore, et même si le grand écrivain ne s'avance pas masqué comme le font la plupart des humains, il est à son honneur de dire tout haut ce que les autres pensent tout bas. Aymen Hacen (Ecrivain et universitaire. Derniers ouvrages parus : Glorieux mensonge, roman, Tunis, éditions Perspectives, décembre 2011; A l'abri dans les ruines. Poésie et philosophie en écho, essai, Paris, e-narrator, mars 2012.)