C'était en 1947. Les villes allemandes étaient en décombres. Les Allemands dont le pays avait été divisé vivaient encore sous le choc de l'effondrement du nazisme. Dans les ruines de Cologne, ainsi que dans d'autres villes allemandes, de jeunes écrivains et poètes avaient décidé de se réunir chaque semaine pour discuter du futur de la culture allemande. La tâche était difficile et monumentale : comment purifier la culture et la mémoire allemande des maux du nazisme et de ses crimes contre les peuples et contre l'humanité toute entière ? ! Mais ces jeunes qui avaient choisi d'être appelés «Groupe 47» et dont la plupart avait participé à la guerre comme Heinrich Böll, Alfred Andreseh, Martin Walser, Günter Grass, avaient pris la responsabilité d'accomplir cette mission historique. Ils ne tarderont pas à briller sur la scène littéraire internationale. Leurs œuvres seront traduites dans toutes les langues. Heinrich Böll, avait reçu le prix Nobel en 1972. En 1999, ce prestigieux prix a été décerné à Günter Grass, auteur du Tambour, l'un des plus célèbres romans de la deuxième moitié du XXe siècle. Au départ, la jeunesse hitlérienne Né en 1927 à Dantzig sur la frontière polonaise, d'un père allemand et d'une mère slave, Günter Grass avait appartenu, très jeune, à l'organisation nazie, réservée aux enfants «Junvolk». En 1941, il devient membre de la jeunesse hitlérienne. Vers la fin de la guerre, il devint soldat et avait participé aux combats sur le front-Est. Emprisonné par les Américains, il ne sera libéré qu'en 1946. En cette même année, il avait retrouvé ses parents qui avaient fui Dantzig pour s'installer à Cologne. Pendant quelques années, il avait exercé divers métiers (ouvrier agricole, puis mineur), puis il avait décidé de continuer ses études à l'académie des beaux-arts à Düsseldorf. Pendant les vacances, il avait voyagé en autostop en Italie, en France et en Suisse. Après avoir publié un recueil de poèmes qui a été accueilli avec enthousiasme par les critiques littéraires, il s'était installé à Paris où sa femme suivait des cours de danse. C'était en 1956. Dans le petit appartement qu'il avait loué, il avait commencé à écrire son chef-d'œuvre, Le tambour. «J'ai écrit ce livre à Paris, dans le 13e arrondissement, avenue d'Italie. Nous avons vécu très heureux à Paris, Anna, ma première épouse, et moi-même, sans beaucoup de moyens, dans un petit appartement(...). Je ne m'inquiétais pas beaucoup pour mon livre (Le tambour). Je savais que je tenais quelque chose, je le pressentais. C'était un thème que j'avais étudié pendant des années dans mon travail artistique et esthétique». Les événements du Tambour se déroulent dans la province de Dantzig. Les personnages parlent différents dialectes, racontant différentes histoires fantastiques. Sur la guerre et la misère humaine en général, Günter Grass ne pensait pas que son roman allait être compris en dehors de son pays. Mais, dès sa parution, le succès fut mondial. Les critiques avaient salué le talent génial de son auteur et certains l'avaient comparé à Cervantes et à Rabelais. Mais lui avait déclaré que son maître était plutôt Alfred Döblin, auteur d'un chef-d'œuvre intitulé : Berlin, Alexandrplatz: «Oui, Döblin, avec l'ensemble de son concept narratif. Vous savez, nous ,les jeunes auteurs dans l'Allemagne de l'après-guerre, nous étions portés par la curiosité, nous cherchions tous notre maître. Nous rattacher à Thomas Mann, ou à Brecht, avec leur œuvre d'emblée attachée à un point de vue de classe, aurait conduit à des plagiats. Cela vaut aussi pour Kafka. Döblin, lui, est resté ouvert, on l'a tellement peu considéré comme un classique, il était resté tellement inconnu (avant comme après Berlin, Alexandrplatz) que beaucoup d'auteurs, pas seulement moi, mais la demi-génération qui m'a précédé, nous avons tous appris chez Döblin. J'ai d'ailleurs écrit deux textes sur lui, dont l'un s'appelle «Sur mon maître Döblin» confie-t-il. Il n'y a pas que Le tambour A son «Dantzig» natal, Günter Grass avait consacré deux autres romans : Le chat et la souris et Les années de chien qui avaient obtenu le même succès mondial que Le tambour. Sur cette trilogie autour de Dantzig, un critique français avait écrit : «Günter Grass n'a jamais oublié Dantzig. Il y est retourné à de nombreuses reprises, soit dans la réalité, pour participer à des congrès, des colloques, ou simplement pour rendre visite aux membres de sa famille qui habitent encore la ville et ses environs». Il mentionne constamment l'œuvre dans ses autres romans. Il imagine même que ses murs pourront survivre à une guerre nucléaire, comme le rappelle Hans Mayer. On a arraché Günter Grass à Dantzig. S'il n'éprouve aucune animosité envers ceux qui vivent aujourd'hui dans la ville, il n'a en revanche jamais pardonné à ceux qui l'en avaient extrait, les généraux de Hitler, ces «Moloch» qui cherchent à dévorer jusqu'aux derniers enfants du pays. Devenu écrivain célèbre à partir des années soixante,Günter Grass n'avait pas cessé, depuis, de multiplier les déclarations fracassantes pour défendre les grandes causes politiques dans le monde entier. Ses critiques acerbes et violentes contre la politique américaine, contre les partis de droite dans son pays, ainsi que dans tous les pays européens produisaient l'effet d'une bombe dans les différents médias. En 1961 et en 1969, il avait participé à la campagne électorale aux côtés de Willy Brandt et des socialistes. A plusieurs reprises, il avait défendu les écrivains et les penseurs persécutés dans les pays communistes les appelant à «apprendre à résister». Le non à la réunification allemande Après la chute du mur de Berlin et l'effondrement des régimes communistes, Günter Grass s'était opposé à la réunification allemande‑: «Pas de réunification, parce que cela éveillerait aussitôt, à bon droit, des craintes, on y mettrait des choses fausses, mais la fédération des Etats allemands, des régions allemandes, ce serait une possibilité satisfaisante pour les Allemands, et qui ne devrait pas provoquer de peur chez nos voisins». L'opposition de Günter Grass avait suscité de violentes polémiques au sein des milieux politiques et culturels. A ceux qui l'avaient attaqué à cause de son refus de la réunification, il avait déclaré‑: «Je n'ai aucune leçon à recevoir en matière de démocratie, surtout lorsqu'elles me sont faites par d'anciens staliniens». Pour Günter Grass, la réunification de 1990 est assimilée à celle de 1871 qui fut porteuse de la première Guerre mondiale et de toutes les tragédies qui s'ensuivirent. En 1999, Günter Grass avait reçu le prix Nobel. En cette même année, il avait publié un autre livre majeur intitulé Mon siècle. A travers de brefs récits, il avait relaté les grands et les petits événements que l'Allemagne avait vécus au cours du XXe siècle. Sur ce livre, un critique avait écrit : «Il s'agit de cent ans reconstitués par Grass et personne d'autre, dans la mesure où c'est lui, en tant qu'écrivain, qui se projette dans de multiples personnages. En outre, c'est lui qui privilégie le fonds historique de chaque récit (...). En définitive, il entrelace sa mémoire personnelle dans d'autres mémoires, et sous une forme biaisée, il relate l'histoire mentale de l'Allemagne, des Allemands et leurs traumatismes, en même temps que ses hantises et ses souvenirs à lui. En ce sens, Mon siècle est le livre d'un Allemand, et c'est un livre profondément allemand!» Günter Grass aime être défini comme un écrivain «nomade». Tout au long de son itinéraire, il a été toujours curieux du monde. Il s'était constamment efforcé à l'explorer sans s'arrêter aux frontières des nations et des langues. Pour lui, la littérature est «un antipoison contre l'oubli», contre les crimes de l'histoire, contre la barbarie des hommes, contre les maux des dictatures, contre tout ce qui transgresse les valeurs humaines, et froisse la noblesse de l'être humain. Le grand écrivain français, Michel Tournier, avait un jour écrit: «La plume de Günter Grass est une massue redoutable!»