A la veille du lancement, aujourd'hui, d'un dialogue national sur le processus de réalisation de la justice transitionnelle, sous le patronage des présidents de la République, de la Constituante, et du chef du gouvernement, un colloque scientifique de réflexion s'est réuni, hier matin, à Tunis, autour d'un thème qui n'est pas aussi subsidiaire : «Le droit au recours et à la réparation en cas de violations graves des droits de l'Homme en Tunisie ». La question est d'autant plus d'actualité brûlante qu'elle vient répondre à des milliers d'autres interrogations ayant trait notamment aux vicissitudes de la tyrannie et de l'oppression de l'ancien régime. Tenue conjointement par la Commission internationale des juristes (CIJ), l'Association des magistrats tunisiens (AMT) et le Centre de Tunis de justice transitionnelle, cette manifestation à laquelle a également pris part une pléiade d'experts nationaux et étrangers s'inscrit dans l'effort de chercher à mettre au point un cadre juridique approprié portant sur les violations flagrantes des droits de l'Homme et les dommages qu'ont subis autant de personnes au cours de longues années d'injustice et du despotisme. Vingt-trois ans durant, où personne n'est censée ignorer la déficience de l'appareil judiciaire et les abus du pouvoir exécutif, au point de voir bafouer les règles les plus élémentaires des droits de l'Homme ; la poursuite rapide en justice, l'équité des procès et le dédommagement moral et matériel...Et il y a plein d'exemples de personnes victimes des procédures administratives et judiciaires loin d'être neutres et équitables. De nombreuses violations ont également été commises au cours de la révolution dont certaines continuent encore d'être perpétrées jusqu'à nos jours dans l'impunité totale. Ce qui a laissé croire qu'il demeure, peut-être, illusoire d'avoir vraiment droit à un recours effectif et une réparation adéquate des préjudices subis. Pour toutes ces raisons, Mme Kalthoum Kannou, présidente de l'AMT, a qualifié d'important ce thème qu'on aborde aujourd'hui, que ce soit pour les blessés et les familles des martyrs de la révolution du 14 janvier ou pour les personnes dont les droits et les libertés ont été bafoués à l'ère du régime déchu. «On vise, par ce colloque, à identifier le cadre juridique et les mécanismes pratiques à adopter. Mais il ne suffit pas de connaître ces textes juridiques, il faut aussi réfléchir aux moyens de dédommagement », explique Mme Kannou. Et d'enchaîner que la réparation des dommages dépasse sa vocation matérielle pour être aussi morale. «C'est que, a-t-elle encore ajouté, la découverte des vérités des faits et les auteurs qui y sont impliqués constituent en soi une sorte de dédommagement en vertu duquel l'on peut passer au jugement, puis à la réconciliation. Couronnement sur lequel devrait déboucher le processus de la justice transitionnelle». A ce propos, M. Samir Dilou, ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, a indiqué que la réalisation de la justice transitionnelle traduit dans les faits la volonté et la décision politique de pousser les choses vers l'avant. Ainsi les propositions et les recommandations qui devaient être issues de la journée du dialogue, prévue aujourd'hui, seront soumises à l'Assemblée nationale constituante afin de mettre en place l'instance indépendante pour la justice transitionnelle conformément à l'article 24 de la loi provisoire organisant les pouvoirs publics. Question dédommagement, M. Dilou a relevé que même la connaissance des causes et le rétablissement des vérités font également partie intégrante de la justice transitionnelle. «D'ailleurs, la vérité est un droit inaliénable. Droit du souvenir, entre autres », dit M. Roberto Garréton, avocat et commissaire de la CIJ. Selon lui, toute transition exige le rétablissement de la démocratie, le recours judiciaire effectif et l'établissement de la réconciliation, dans des conditions d'impartialité et d'équité. «La principale valeur du juge est son indépendance, celle de l'auteur est son obéissance... », a-il-estimé. Car, déduit-il, s'il n'y a pas de bons juges, la démocratie ne réussira jamais. L'on remarque qu'en Tunisie divers obstacles ont systématiquement empêché les victimes de violations des droits de l'Homme d'accéder à des voies de recours effectives, notamment judiciaires, ainsi qu'à une réparation. La plupart des auteurs sujets n'ont également jamais été poursuivis et condamnés. Telle a été la teneur de l'intervention de M. Mondher Cherni, avocat et membre de l'Organisation mondiale contre la torture à Tunis. Il a soulevé la lenteur du processus de la justice transitionnelle en Tunisie, relevant que plusieurs dossiers sont encore en suspens, n'ayant pas été pris au sérieux. Pour réussir la justice transitionnelle, il importe de créer des mécanismes de protection des victimes et des témoins, fournir des preuves irréfutables et assurer les conditions d'un jugement équitable et indépendant. De son côté, M. Mohsen El Kaâbi, secrétaire général de l'Insaf a parlé du droit des victimes à un recours pour s'attarder ensuite sur « l'affaire Barraket Essahel ». Il a livré les dessous de cette affaire dont les événements remontent au début des années 90, sous le régime de Ben Ali. Soupçonnés d'un complot, beaucoup de militaires ont été torturés au vu et au su d'un système entièrement corrompu. Et M. El Kaâbi était lui aussi l'une des victimes des exactions les plus horribles de Ben Ali. Il a reconnu que la justice militaire, à l'époque, n'était pas indépendante et impartiale. Elle n'a fait, conclut-il, que subir la politique sauvage de Ben Ali qui n'a pas manqué de procéder, farouchement, à la décapitation de l'armée.