La sociologie alimentaire s'est longtemps penchée sur la raison essentielle du recours à la cuisine de rue. On a ainsi expliqué l'origine de cet expédient à une nécessité destinée à combler la faim, à compléter l'insuffisance du repas familial, souvent à plat unique comprenant une base et une sauce, et qui demeurait pour bien des familles la forme exclusive de consommation. L'alimentation au domicile étant monotone, l'alimentation de la rue était également, et à bien des égards, un moyen de consommer en dehors du groupe familial un produit culturellement valorisé et dont le coût deviendrait, s'il était partagé à domicile, trop élevé. Mais pourquoi ne pas admettre simplement que ce qui nous attire dans la cuisine de rue, ce n'est rien d'autre que le dépaysement produit par cette petite différence qui confère au plat sa qualité gustative, la satisfaction d'une envie, d'un goût, ou simplement, le bonheur qu'offrait la diversité urbaine et le plaisir de découvrir un mets qui n'avait pas d'équivalent dans le menu domestique ? Par-delà leur fonction nutritionnelle, les mets de rue sont, en effet, autant d'éléments d'urbanité inséparables de Tunis, milieu jadis riche de diversité culturelle. Ainsi, une véritable culture de l'alimentation de rue s'est-elle développée dans une ville construite sur le cosmopolitisme au point de faire des traditions culinaires l'expression la plus évidente de l'osmose qui existait entre les communautés ayant contribué chacun à sa façon à ce qui fait aujourd'hui le propre de la cuisine tunisienne. Poursuivons notre quête insatiable de cette diversité, toujours à la recherche d'autres saveurs et d'autres textures. En fin de journée, une clientèle de toutes conditions sociales se pressait naguère chez le marchand de bricks qui propose, outre le brick à l'œuf bien connu, des brciks aux pommes de terre destinés à tromper l'attente du client ainsi que les fricassées, ces petits pains frits farcis de salade et de thon. Arrêtons-nous à l'une de ces échoppes de marchands de bricks; là où ça craque et où sa croustille. Méditons ensemble l'énigme de ce plat simplissime. Car, comment a-t-on pu, à partir d'une recette désespérément banale, confectionner un aliment aussi élaboré ? Rien qu'une fine crêpe un peu sèche, malsouka, un mélange de viande hachée ou de thon, de persil et de fromage râpé avec un œuf au centre et une friture à la poêle. Comme il s'agit de cuisson à l'huile, sa préparation est plus complexe qu'il n'y paraît car on ne saurait se satisfaire ici d'un résultat moyen. Tout est donc dans le détail et la réussite tient d'abord à la température de l'huile. Trop chaude, elle brûle les bricks, trop froide elle gâte la feuille qui, fragilisée, laissera le blanc s'échapper. Pour cela, elle doit être juste frémissante. Pour réussir une cuisson impeccable, la technique consiste à faire en sorte que le blanc d'œuf soit suffisamment cuit pour bien se tenir dans le creux de la feuille comme s'il était encore dans sa coquille, tandis que le jaune d'œuf sera juste cuit afin d'être fondant et visqueux. L'œuf, enfermé dans la boursouflure de la feuille dorée, doit cuire dans une huile qui ne l'imbibe pas, d'où l'importance de l'enrobage continu qu'effectue le cuisinier pendant toute la durée de la cuisson en arrosant chaque côté du brick d'huile chaude sans le plonger complètement dans le bain. Tandis que la feuille dore et croustille, le jaune d'œuf cuit paisiblement sans subir l'agression de l'huile bouillante. Dans le répertoire culinaire tunisien, aucune autre friture n'est digne d'un tel traitement, car tout le secret, toute la gloire du cuisinier est de garder l'œuf mou et non dur et la feuille dorée uniformément et craquante à souhait. Toute la perfection en somme d'une friture raffinée et magique, tout le mystère d'une succession de textures allant du craquant au croquant, au croustillant, au moelleux, à l'élastique, pour finir par l'humide et le visqueux. Tout le prodige d'un enchaînement de sensations en bouche passant du friable au cassant jusqu'au résistant. Trêve de bavardage, arrive enfin le moment à la fois le plus désiré et le plus redouté, celui de la dégustation. Mais ça, c'est une autre histoire !