Dans la mention des lieux où se préparent et se vendent les mets de rue, il n'est pas rare d'entendre mentionner le nom et l'adresse de telle échoppe où on excelle à frire, griller, rôtir, comme si les opérations, que ces termes désignent, n'étaient pas à la portée du premier cuisinier venu, alors qu'elle constituent le b.a.-ba de la cuisine, l'indispensable base, apprise une fois pour toutes, sur laquelle on ne revient jamais, et à partir de laquelle le cuisinier de talent peut aller jusqu'à manifester du génie. En matière de friture à Tunis, le génie se niche d'abord dans la modestie des lieux, une minuscule gargote bientôt centenaire, installée en face de la halle aux fruits, connue par ses habitués pour être le temple d'un unique plat de fritures devenu légendaire: le kaftaji. La recette de base est tristement banale et, comme toutes les recettes, rend la confection du plat accessible à tous. Un mélange de pommes de terre nettoyées, épluchées et coupées en fines tranches, des piments forts, des tomates fraîches, de la courge à la chair moelleuse plus ou moins sucrée réduite en lamelles, le tout frit puis mélangé et haché finement. Le mélange est ensuite assaisonné d'une sauce tomate bien relevée et accompagné d'œufs frits. Si la gargote ne paie pas de mine, en fait à peine quelques tables couvertes de toile cirée, ce qui s'y prépare est l'un des mets les plus savoureux qui soient et renvoie à l'éternelle rivalité qui n'a cessé d'opposer cuisine domestique et cuisine de rue. L'histoire de cette gargote, qui fut un temps appelée sans la moindre malveillance ni mépris, «Chez les nègres», uniquement du fait de la prédominance du personnel noir dans les cuisines, est avant tout une vraie leçon de développement durable. Elle a traversé les années avec toujours le même effacement, sans égard pour le succès, ne cherchant ni à s'agrandir ni à ouvrir des succursales, mais restant à la mesure de l'homme car persuadé que toute croissance se fait généralement au détriment de la qualité. A quoi tient alors la réussite de ce plat ? Qu'est-ce qui empêcherait la ménagère d'égaler le kaftâjî de la rue? Quel est ce petit plus qui, au-delà de la convivialité des lieux et de leur hygiène approximative, fait la différence en termes de saveur et de texture. D'abord, les ingrédients, choisis en fonction de leur compatibilité, d'où l'attention quant au juste équilibre entre chacun d'eux et dont aucun ne devra dominer par son goût. Vient ensuite le mode de cuisson, car la réussite d'un plat tient pour une grande part à sa cuisson qui, en matière de grande friture, nécessite que le cuisinier maîtrise parfaitement son feu et le domine. Tout est donc dans le contrôle du bon moment, de l'instant précis où le cuisinier va mettre les aliments dans l'immense chaudron, où, sans cesse en alerte, il va régler la puissance du feu et vérifier la durée de la cuisson. Il ne s'agit pas ici de cuire autant que d'adapter l'intensité et la durée de la chaleur qui conviennent pour obtenir la consistance désirée afin que chacun des aliments, plongé nu dans l'huile bouillante, conserve sa spécificité sans succomber aux inconvénients de la friture. Faire en sorte que les goûts uniques de chaque produit se combinent pour constituer une saveur complexe. Cependant, cette parfaite osmose n'est pas accomplie uniquement dans la cuisson, qui n'est que le maillon essentiel d'un processus dont l'étape conclusive est celle où les goûts se constituent, les odeurs se dégagent et les couleurs et les formes s'expriment. Par ailleurs, la qualité du mets n'est pas seulement tributaire du savoir-faire culinaire, mais aussi de la rigoureuse organisation des tâches. Selon une habile division du travail, les cuisiniers assignés aux fourneaux ne sont pas ceux qui s'occupent des autres besognes. Telle cette brigade de marmitons exclusivement employée à hacher énergiquement, au rythme des couteaux qu'ils manient comme des baguettes de percussion, les ingrédients maintenant frits jusqu'à les amalgamer afin qu'ils acquièrent couleurs et goûts définitifs. Ainsi le croustillant des pommes de terre, le fondant de la tomate, le croquant du piment, le doux de la courge et le glutineux de l'œuf, se retrouvent-ils fusionnés dans la même bouchée. C'est là que la consistance devient partie intégrante de la sapidité qui, à son tour, devient une sensation de saveur inégalable. Parce que la vue ici est concernée au même titre que l'odorat et le palais, un piment entier est ajouté au plat pour la note de fraîcheur de même que le filet d'huile d'olive censé en atténuer la force. C'est alors qu'on estime le plat prêt à être servi accompagné d'une moitié de miche. Un plat si riche et nourrissant quand notre appétit est si grand.