• La réalité coloniale, avec son cortège d'humiliations et de répression, sauvage et sanglante, exercée par les tenants d'un régime professant une doctrine qui légitime la domination politique et sociale par le seul complexe que les «dominants» appartiennent à une race supérieure et que leur présence s'inscrit dans un but résolument humanitaire : celui d'introduire les bienfaits de la civilisation judéo-chrétienne à des peuples en rupture totale avec les valeurs universelles de l'humanisme. L'action de «La frontière» de Gérard Genot, professeur émérite des universités qui a vécu ses années de tendre enfance en Tunisie, se déroule dans une Tunisie, placée, par le traité du Bardo et la convention de La Marsa, sous tutelle française malgré la présence d'un Pacha Bey qui obéit aux injonctions d'un résident général désigné par le gouvernement français. L'auteur a pris ses distances en se démarquant de l'Algérie voisine, véritable colonie régie par des lois qui reposent sur un contrôle étroit de l'Etat par l'administration coloniale. La Régence de Tunis ou Beylik se trouve de ce fait pleinement favorisée par une classe libérale, fortement émancipée, sensible aux idées venues d'Europe et menaçant les intérêts tribaux des réactionnaires. Les années d'avant-guerre, à partir de 1934 et jusqu'à l'Indépendance de la Tunisie, survenue en mars 1956 sont décortiquées, analysées et épluchées scientifiquement, avec en filigrane les péripéties d'une histoire admirablement bien ficelée et élaborée, digne de figurer parmi les best-sellers du roman policier. L'ambition de l'auteur de réussir son polar apparaît au détour des massacres des douars ou de contrebandiers d'armes, sans foi ni loi, attirés qu'ils sont par l'appât du gain. Dans ce contexte, survient dans la colonie voisine, l'Algérie, le 1er novembre 1954, la guerre pour l'Indépendance. Une guerre qui ne dit pas son nom. Une guerre cruelle qui va se poursuivre pendant près de huit années, causant la mort ou la disparition d'un million et demi de victimes. Une conjoncture difficile Replacer les faits dans leur contexte historique, c'est ce à quoi s'est évertué l'auteur en reprochant à certains Algériens de baigner dans les intrigues de sérail de Carthage. Des Algériens qui se sont trouvés mêlés à des luttes d'influence engagées entre Bourguiba et Ben Youssef. Le courage de Bourguiba, un leader d'envergure, fut d'autant plus grand qu'il ne tenait plus aucun compte de la méfiance et de l'hostilité que lui témoignèrent longtemps de nombreux responsables du FLN, influencés notamment par Nasser et les Egyptiens et qui avaient voulu soutenir Ben Youssef contre Bourguiba, l'homme qui a accepté d'héberger sur son sol le gros des effectifs de l'Armée algérienne malgré les sommations de Massu et de Salan. Dans cet ample cycle romanesque, la représentation réfléchie de la réalité coloniale est bien éloignée des stéréotypes de la résistance à l'occupation et à l'oppression. Des gens du bled, tous unis par le même amour aride d'une terre avare qui les balaiera inéluctablement, le moment venu, au profit d'énergumènes accourus pour recueillir les miettes d'un gâteau auquel ils n'ont pris à aucun moment part. «La Tunisie qui a vu naître la première des révolutions démocratiques arabes saura reconnaître le vrai du faux de ses fils qui ressuscitera pour la mémoire et pour l'histoire les valeurs sacrées de l'amour de la patrie», écrit Gérard Genot. La Frontière de Gérard Genot - Ed L'Age de l'Homme - Paris- Juin 2012