Inutile de continuer. Le chemin est tellement parsemé d'embûches que les horizons sont de plus en plus étroits à l'ère d'un gouvernement qui cherche à faire main basse sur le secteur de l'information. Voilà ce qu'a laissé entendre le président de l'Instance nationale pour la réforme de l'information et de la communication(Inric) Kamel Laâbidi, en annonçant la fin de la mission de cette instance lors d'une conférence de presse tenue, hier, à Tunis. Cette décision survenue suite à l'obstruction des canaux du dialogue entre le gouvernement et ladite Instance a suscité de vives réactions parmi les journalistes et les experts. Naziha Ghodbani, journaliste au quotidien Assabah, avance qu'une telle décision ne fait que baliser le terrain devant les ennemis de la liberté d'expression pour étrangler davantage le secteur et entraver la marge de manœuvre qu'il a acquise grâce à la Révolution du 14 janvier. « Renoncer à une mission inaccomplie là où le vide juridique menace journalistes et entreprises médiatique me semble à forte raison inadmissible de la part de cette instance quoiqu'elle ait été marginalisée et reléguée au second plan. Mon dernier souhait est que nos différents médias et le reste des parties concernées soient capables de se défendre et de plaider sans relâche pour la liberté d'expression, comme garant primordial d'une République démocratique ». Se joignant à sa consœur, Rachid Ouled Hsan, journaliste au quotidien Al Maghreb, pense que le gouvernement de la Troïka a perdu sa bataille contre les médias. C'est pourquoi il œuvre à les absorber en les détruisant de l'intérieur pour les rendre injurieux par eux-mêmes. « Il me semble que les deux parties sont fautives. D'un côté, on a un gouvernement pour qui la liberté d'expression est le dernier des soucis alors qu'elle doit figurer parmi ses priorités. Et d'un autre côté, on a une Inric qui, ayant la tête dans les nuages, croit trouver le terrain balisé pour entreprendre les réformes auxquelles nous aspirons tous. Il faut avoir un esprit combatif pour la réalisation de ses objectifs et non pas lâcher prise au premier tournant ». La même inquiétude est manifestée par Saïda Bouhlel, journaliste et membre du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt). Pour elle, la décision de l'Inric de suspendre son exercice avant la constitution d'une autre structure de régulation est illégale, en l'absence d'un décret-loi portant fin de sa mission. « La suspension par l'Inric de sa mission en temps inopportun est un mauvais signe. Un indice que la barque est en pleine noyade. Et ce, en réalisant que les pouvoirs publics continuent à ignorer les recommandations contenues dans le rapport de l'Instance paru il y a deux mois. L'instance nationale pour la réforme de l'information et de la communication a fait du bon travail malgré tout ce qui a été dit. On a déjà couvert ses activités et l'on connaît les sacrifices qu'elle a consentis pour l'élaboration d'un plan de réforme inspiré des grandes expériences internationales. La perdre brusquement aujourd'hui ne peut être qu'une désolation pour tout le secteur, là où les prémices d'un retour aux vieilles pratiques se confirment de plus en plus ». L'absence de dialogue approfondit la crise Le fossé creusé entre le gouvernement et le secteur de l'information en général et l'Inric en particulier intrigue aussi le militant actif de la société civile Slaheddine El Jourchi. Lui qui plaide pour le maintien des canaux du dialogue entre le gouvernement et les différents représentants du paysage médiatique, pense que malgré la polémiqué ayant entouré son exercice, l'Instance nationale pour la réforme de l'information et de la communication a joué un rôle positif dans l'encadrement du débat entrepris sur la réforme du secteur médiatique tunisien. Pour lui, la décision de l'Inric de suspendre ses activités est beaucoup moins significative que le fait d'affirmer l'obstruction des canaux, d'interaction avec le gouvernement. « Le dialogue doit continuer entre les deux parties, surtout en ces moments de crise. D'ailleurs, le chef du gouvernement a, à maintes reprises, cité positivement Kamel Laâbidi, louant les efforts de l'Inric pour la réforme du secteur. Il me semble que le dossier des médias n'a point avancé avec le gouvernement actuel. D'où la nécessité d'œuvrer rapidement à la création d'une structure de régulation qui soit capable d'absorber la crise et de libérer le secteur de l'information du joug de l'avilissement. Le gouvernement est appelé à mieux gérer ce dossier en maintenant le dialogue et en coopérant avec les institutions concernées ». De son côté, Mme Rachida Neïfer, enseignante à la faculté de Droit et des Sciences politiques, affirme que la Constitution de la nouvelle République est fort tributaire des options de principe de la bonne gouvernance. Parmi ces options de principe, figurent entre autres, comme elle le signale, une démarche participative, une politique de concertation, l'acceptation de la différence et le dialogue avec les journalistes, les partis politiques et les différentes composantes de la société civile. Or, dans le cas de l'Inric, ni les deux responsables de l'exécutif, à savoir le président de la République et le chef du gouvernement, ni les membres de l'Assemblée nationale constituante n'ont réagi face aux recommandations élaborées par l'Inric dans son rapport sur le secteur médiatique. « Le principe de bonne gouvernance stipule que l'on prenne en considération les propositions faites puis, de donner suite à cela à travers le dialogue. Toutefois, le gouvernement a négligé ce principe en traitant avec l'Inric. Cela est contraire à toute approche participative, d'ailleurs. D'autant plus que le fossé creusé entre les différentes institutions du pays affecte en premier la continuité de l'Etat». Ajoutons que la non-application des décrets-loi 115 et 116 relatifs à l'organisation du secteur des médias relève d'un problème beaucoup plus d'ordre structurel que conjoncturel. De là, tout un chacun peut se poser la question: la liberté d'expression est-elle prise en otage?