Un moment fort de la programmation théâtrale du festival international de Hammamet a été la représentation de la pièce Saheb Lahmar de Fadhel Jaziri. Des spectateurs avertis sont venus découvrir le nouveau Chghoul (travail artisanal), comme le créateur de la Hadhra aime l'appeler. Ils n'ont pas été déçus en cette première soirée de Ramadan qui s'est prolongée tard, puisqu'après le spectacle, les présents ont été conviés à débattre avec le metteur en scène et les acteurs de la pièce ce qui a provoqué diverses réactions, positives pour la majorité, dans la mesure où elles traitent d'un thème d'actualité : le pouvoir et les dérives de celui qui le pratique. Figure emblématique de la scène artistique tunisienne, Fadhel Jaziri signe avec cette pièce son retour au théâtre après plus de vingt ans d'absence. Il a choisi de collaborer étroitement avec Ezzeddine Madani en adaptant mais très librement la pièce mise en scène autrefois par Aly Ben Ayed Saheb Lahmar. D'ailleurs, Ezzeddine Madani, présent à la représentation, approuve la démarche épique de Jaziri. Pour l'un comme pour l'autre, le texte est une sorte de structure sur laquelle est bâti l'édifice. Les acteurs ne sont pas que de simples interprètes mais ils sont associés étroitement au projet puisqu'ils ont participé à son écriture sur scène tous les jours durant les huit mois qu'ont duré les répétitions. Il s'agit donc bien d'un travail au quotidien, un work in progress, qui évolue au gré des circonstances et des disponibilités physiques, matérielles et techniques. 100 comédiens pour 28 scènes Un espace nu, en l'occurrence celui de Hammamet, qui se retrouve pour le coup bien adapté à cette création qui s'est déjà produite à la coupole d'El Menzah à l'occasion de l'ouverture des JTC, puis au Théâtre municipal de Tunis et ensuite dans différentes villes de l'intérieur du pays. Le théâtre de Hammamet permet d'avoir une vision en plongée donc à la fois dominante et panoramique ce qui donne un effet assez surprenant où le spectateur se sent transporté dans un voyage à l'intérieur d'un système corrompu et voué immanquablement à l'échec. Vingt-huit scènes sous forme de tableaux racontent cette fresque d'une grande qualité visuelle et sonore. Une centaine de comédiens couvrent l'espace par leurs déplacements. Témoin de ce spectacle, Ibn Dhiaf un historien agenouillé devant son ordinateur et plus tard la présence d'une télévision, une manière de marquer une certaine distanciation par rapport à l'œuvre. Fadhel Jaziri fait voler en éclats les codes habituels qui sclérosent le théâtre pour laisser libre cours à son inspiration et laisser place à un spectacle où la fable se retrouve absorbée par une écriture scénographique qui privilégie la fluidité des mouvements notamment ceux de foule, l'adaptation du contexte historique à l'actualité, l'injection de scènes très imagées comme celle par exemple du « baiser », un baiser décliné sous toutes ses formes et une musique qui participe à donner une valeur supplémentaire au spectacle. Une mise en abîme Le texte Thaourat Saheb Al-Himar (la Révolte de l'homme à l'âne) a été interprété à tous les niveaux y compris des dialogues, initialement écrits en arabe littéraire, qui ont été repris en un dialectal tunisien construit pour donner un rythme à la phrase. Quel est au juste l'argumentaire? L'homme à l'âne Bouzid est un révolutionnaire épris de justice et de liberté qui a combattu les Fatimides à Kairouan et à Mahdia et puis une fois au pouvoir, il est devenu un tyran sanguinaire imposant son pouvoir par la force et la destruction. Le spectateur se trouve placé dans un contexte qu'il connaît bien : celui de la Révolution du 14 janvier qu'il vient de vivre et comprend le message qui parcourt la pièce : le pouvoir peut conduire à la folie, au meurtre, à l'abjection la plus totale. Même ceux ayant subi les injustices, la torture et autres supplices deviennent parfois des bourreaux lorsqu'ils sont au pouvoir. La pièce s'interroge sur le risque de glissement vers la dictature et pousse le spectateur à réfléchir sur cette question. La construction en abîme n'est pas une nouveauté mais elle est remarquablement maîtrisée dans cette pièce qui est une synthèse de différentes approches théâtrales qui renvoient à l'expérience du metteur en scène. L'accompagnent dans son aventure des comédiens convaincus et solidaires formant une masse compacte autour de leur maître dont ils sont très fiers. Le public a apprécié l'œuvre, suivie d'un débat très enrichissant avec les protagonistes qui a duré jusqu'à deux heures du matin. Retour d'une tradition que Hammamet tente de réinstaurer pour certains spectacles de valeur intellectuelle appréciable.