La nouvelle notion de «complémentarité de la femme avec l'homme», introduite par la Commission constituante droits et libertés dans l'avant-projet de constitution, suscite de vifs émois et une levée de boucliers de la part de la communauté féminine et de la société civile. Ce concept inédit et très controversé, introduit par les élus d'Ennahdha à travers l'article 28 et voté en commission par 12 députés contre 8, est vivement mis à l'index. De fortes inquiétudes se sont exprimées contre ce qui est considéré comme une attaque frontale contre les acquis de la femme tunisienne. Les réseaux associatifs, la société civile et les courants démocrates préparent une forte mobilisation à l'occasion du 13 août, journée symbole des acquis de la Tunisienne. Selma Mabrouk : «Les acquis de la femme sont en danger» Dans le même avant-projet élaboré par la Commission droits et libertés présidée par Mme Farida Laâbidi, du mouvement Ennahdha, avait été adopté l'article 22 consacrant l'égalité homme/femme, au grand soulagement des démocrates ! Mais voilà que par une volte-face surprenante et sans débat préalable, un article 28 est soumis au vote par des constituants. Cela s'est passé le 1er août dernier. La nouvelle mouture ajoute en substance que l'Etat protège la femme en tant que partenaire complémentaire de l'homme. Cet article se situe absolument en porte-à-faux avec l'article 22 selon plusieurs députés interrogés. Selma Mabrouk, membre de la Commission droits et libertés, n'y va pas par quatre chemins et met le doigt sur le réel danger qui guette «notre modèle de société». Il y a une vision de la société différente de celle dans laquelle on vit, déclare-t-elle à La Presse. Les acquis de la femme par rapport au Code du statut personnel et aux accords internationaux que la Tunisie a contractés sont en danger, estime-t-elle. Mieux encore, la députée Ettakatol ajoute qu'à chaque fois qu'il est question de libertés d'expression, de la presse, du droit à l'information, et des libertés d'une manière générale, il y a des positions restrictives défendues par Ennahdha et adoptées presque toujours, compte tenu de l'équilibre de forces que l'on sait, elle ajoute cependant : «Le taux d'absentéisme très élevé dans le camp des démocrates a joué fortement contre nous». La commission de coordination risque d'opposer une fin de non-recevoir La commission de coordination et d'élaboration de la constitution présidée par Mustapha Ben Jaâfar et composée des présidents des autres commissions est chargée de recevoir en premier les projets de textes. Celle-ci a fait courir le bruit qu'elle ne recevra désormais qu'un seul projet de texte de chaque commission comprenant les articles votés dans les commissions. En clair, les moutures retenues par consensus ou votées parfois avec une courte majorité seront les seules inscrites dans le projet de texte qui sera par la suite transmis en plénière et soumis au vote. «Nous sommes en train d'élaborer une constitution, s'insurge Selma Mabrouk, qui se doit d'être consensuelle, on ne peut parler de majorité avec deux et parfois une seule voix de différence, je demande à ce que les différentes propositions des articles non consensuels soient soumises aux débats en plénière», exige-t-elle. Ahlem Belhadj : «Femme complémentaire : femme annexe» La présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) précise que le fameux article 28 représente une atteinte aux droits des femmes . Elle déclare à La Presse qu'il faut bien saisir la gravité ce mot, qui stipule que la femme n'est pas une citoyenne à part égale, mais une annexe à l'homme. «Que veut dire complémentarité, on n'est pas dans le biologique, s'insurge-t-elle, nous sommes en train de rédiger une constitution. C'est le droit des citoyens et des citoyennes que l'on doit préserver». La présidente de l'Atfd explique qu'à travers cet article, il est possible de tout introduire en matière de discrimination à l'égard des femmes ; la polygamie, le droit au travail, tous les acquis peuvent être touchés, alerte-t-elle. Pour ajouter: «Je suis révoltée contre Ennahdha qui prend les Tunisiens et les Tunisiennes pour des ignares. Ils se sont engagés, tout comme le CPR, à respecter les acquis de la femme. Or leurs députés ont voté en faveur de ce projet de loi, sauf la députée Hasna Marsit du CPR qui a voté contre son camp». Ahlem Belhadj s'adresse «vivement» à tous les partis politiques, aux forces vives du pays, à tout le monde, dit-elle, pour qu'ils assument «leurs responsabilités historiques, et notamment le parti Ennahdah», conclut-elle, presque en colère. Droit des enfants: seront-ils tous égaux au regard de la loi ? Pour ce qui est du droit de l'enfant, deux articles ont été présentés toujours à la Commission droits et libertés, avant-hier. La différence entre les deux ? Celui présenté par le bloc démocrate, précise Ahmed Brahim, membre de cette commission, met l'accent sur le droit de chaque enfant à l'identité et à l'affiliation à une famille. Il y a dans la seconde version, explique le député d'El Massar, le droit de l'enfant implicitement, même né hors mariage, d'avoir une famille. La notion d'adoption y est en filigrane, ajoute-t-il. L'enfant n'est pas responsable, s'il est né hors contrat, argumente-t-il, donc il a le droit, selon nous, de bénéficier de tous les droits, y compris celui d'appartenir à une famille. De plus, le refus de la violence et de la discrimination à l'égard des enfants y est plus explicite. Echec de plus : cette deuxième version a été rejetée par vote, dans la même commission. Rien n'est décidé pour le moment, mais la sonnette d'alarme est tirée de partout pour mobiliser tout le monde. Et pour cause, les acquis de la femme tunisienne et certains droits et libertés, considérés comme irréversibles, semblent en danger.