Dites un chiffre !... 9 mille ? Non. 10 mille ? Non. Au moins 12 mille spectateurs en cette veillée de vendredi dernier. Entre un spectateur et son voisin, vous ne pouviez pas placer une épingle à cheveux. Car les «cheveux», il y en avait plein. Beaucoup plus que les hommes, en tout cas. Et de toutes les tendances. En short. En mini. En ‘‘pantacourt''. Et en khimar (voile). Légion sont ces dernières. Il est 22h15. Rien ne bouge sur la scène. 22h30. Toujours rien. Sur les gradins, des sifflements d'impatience fusent de partout. 22h45. Les musiciens, enfin, se dandinent un instant avant de prendre place. 23h00. Sans crier gare ni donner le moindre prélude musical, les tablas, au nombre de cinq, attaquent leur tintamarre. Le public est fou de bonheur. Normal : c'est la dabka libanaise pour laquelle il a fait le déplacement. Puis, apparaît la diva: Najoua Karam. Robe blanche fort moulante et à paillettes clinquantes, moyennant dos nu assez halé. Elle commence par jeter des fleurs, le genre «il n'y a pas public plus beau que les Tunisiens, il n'y a pas peuple plus brave que ces Tunisiens qui ont fait la révolution», etc. L'hystérie gagne les gradins. Tous les portables sont aux aguets. On photographie, on filme et on enregistre ce qui peut l'être à distance. Sur la scène, les derbakka (joueurs de la darbouka) font des ravages. Et la voix jabalya entame les mêmes et éternels tubes du pays du Cèdre, avec, à ses côtés, un joueur de gros tabla dansant sur un pied. Qu'importe. Le public est très content. Il applaudit, danse, siffle, hurle son bonheur débordant. Les jabalyet, sur une dabka toujours la même, à quelques légères variations près, perdurent à n'en plus finir. Et devant un parterre entré en transe, la star de tous les temps ne trouve pas mieux que de crépiter au micro et à plusieurs reprises : « Dom, tac, dom-dom, tac !... Tac-dom, tac-dom, Terrrrrr/ Terrrrrrr/ Terrrrrrrrrrrrr ! ». C'est quoi ?... Mais c'est le tarab libanais, voyons ! Quand les paroles ne suffisent pas, on imite les roulements des tabla. C'est très amusant, paraît-il. Génial, même. En tout cas, le public a adoré. Si un chanteur tunisien avait fait cela, on l'aurait lynché avec des pierres. Donc, durant une heure et demie, on n'est pas sorti des derbakkyet et des jabalyet. Toujours les mêmes, depuis 1943, date de l'indépendance du Liban et peut-être même, bien avant. Dieu ce qu'on était loin de Wadiï Essafi et de Majda Erroumi ! A minuit trente, on annonce le tour du «Seigneur du monde». Le public féminin, debout, en short comme en hijeb, est pris de délire. On s'agite. On trépigne. On gigote. Mais lorsque le très beau Ragheb Alama, en costume gris foncé et chemise noire, tranchant net avec son teint bien clair, apparaît. On perd tout contrôle de soi. Cris. Hurlements. Sifflements stridents. Et... et... les larmes arrivent drues aux yeux. Chez quelques-unes, l'émotion est à ce point forte qu'elles cèdent aux sanglots. C'est probablement la seule leçon qu'on a retenue des Américains : pleurer à chaudes larmes face aux stars, tel Michael Jackson par exemple. Devant nous, debout au pied des gradins (faute de place), une jeune dame en khimar n'arrive plus à comprimer ses larmes. Sa sœur (vu la ressemblance), en jean très moulant (pour équilibrer les tendances), lui glisse d'abord un kleenex, puis... une cigarette de grande marque : « Aâmel jabda » qu'elle lui dit. Et la dame en larmes (elle nous a fendu le cœur, la pauvre), pour pouvoir supporter son bonheur dévastateur, baisse un moment la tête (une vraie conservatrice !) et tire passionnément sur sa Marlboro. Ensuite, ayant retrouvé son calme, elle se prend à se déhancher à qui mieux mieux et à lancer des « Waaaaouuuuuu !! » d'euphorie, d'extase. Qui a dit que la voix de la femme est une âoura (honte) ? Allons donc ! C'est merveilleux la voix d'une femme portant le hijeb, surtout quand elle pousse un Waouuuuu mêlé de tabac pur. Et puis, quoi ! Les voilées ne sont-elles pas des êtres humains? N'ont-elles pas droit aux loisirs ? En tout cas, c'est la nuit de l'erreur. Même le Créateur le leur pardonne. On n'a pas tous les jours la chance de voir de si près le terriblement grand Ragheb Alama. Celui-ci, donc, n'a pas dérogé à la règle. De la dabka il n'est pas sorti. Et, sur les gradins, avec les larmes on n'a pas fini... Sauf qu'à la fin, on n'a rien retenu, hormis des décibels têtus restés cloîtrés au fond des oreilles. Qu'importe. Le public s'est bien amusé et c'est l'essentiel. N'est-ce pas ?