La première fois que cela est arrivé remonte exactement à 1975. Les musiciens et surtout les vedettes de la chanson tunisienne, par leurs délégués syndicaux interposés, dont le regretté Béchir Jouher, avaient sollicité et obtenu une audience avec le ministre de la Culture de l'époque en vue de protester contre le fait que le Festival de Carthage ne fit jamais appel à eux, privilégiant ainsi les seuls artistes étrangers, et d'exiger par la même occasion que leur fut reconnu ‘‘le droit de se produire devant leurs propres publics et sur leur propre sol''. C'est probablement à partir de cette année-là qu'un soupçon d'intérêt fut concédé aux artistes tunisiens, moyennant deux ou trois concerts locaux par édition. Mais de la sorte, c'était l'ébauche d'une nouveauté qui allait petit à petit revêtir le caractère d'une tradition, tous les ministres qui se sont succédé à la tête du ministère de la Culture ayant admis ce ‘‘principe'' consistant à donner une petite couleur tunisienne à un festival normalement international. Sauf que ce qui était censé être un privilège particulier allait, côté artistes tunisiens, devenir un droit acquis, chacun exigeant coûte que coûte sa part du ‘‘gâteau'' et quelle que fût la qualité de son programme. Mais il faut reconnaître aussi que les jeunes vedettes de la veille des années 1990 (Lotfi Bouchnaq, Saber Rebaï, Soufia Sadok, Amina Fakhet...) n'avaient point démérité, arrivant, chacune, sur la scène de Carthage avec un répertoire propre plutôt convaincant, et allant jusqu'à se faire fort d'assurer le plein de l'amphithéâtre. C'était, en somme, une réconciliation amplement justifiée entre le public de Carthage et lesdites vedettes de plus en plus appréciées et reconnues à leur juste valeur. Néanmoins, le Festival de Carthage, qu'on veuille l'admettre ou pas, reste avant tout une manifestation internationale, une fenêtre grande ouverte, une fois l'an, sur les cultures étrangères. Par conséquent, il serait indélicat et même grotesque de crier à chaque fois au scandale pour n'avoir pas été programmé audit festival. Cette année, donc, et à quelques jours du démarrage de la 48e session du festival, des voix, comme toujours, se sont élevées – officiellement, par la voie de leur syndicat– pour protester contre cette ‘‘injustice'' les ayant écartées du festival, et ont même menacé de boycotter, toutes, la manifestation. Ici, il y a lieu de faire remarquer que le ministère de la Culture aurait très bien pu faire la sourde oreille et continuer sur sa lancée. Mais il a fait mieux : les six spectacles consentis aux Tunisiens ont été portés à dix. De ces quatre soirées-cadeaux, au moins une s'est révélée un échec cuisant : sur les dix mille places que peut jauger l'amphithéâtre, seuls 212 billets ont été vendus. La gêne a fait pâlir ‘‘vedette'', organisateurs, publicitaires et même le public présent. A trop tenir bon de fouler la scène de Carthage, on a tout perdu, la réputation d'hier et celle à venir. Puis est arrivée la soirée du 8 août. Une soirée qui se voulait être de bout en bout tunisienne. Alors, on a vu !... On a vu un chanteur tunisien interpréter des chansons...libanaises, puis on a vu une chanteuse tunisienne interpréter une chanson...d'Oum Kolthoum. Comment expliquer ça ?!... Comment comprendre que, d'une part, les chanteurs tunisiens se soulèvent contre l'invasion de la scène artistique tunisienne par la musique libanaise, syrienne ou égyptienne, et que, de l'autre, ils font eux-mêmes la promotion de ces chansons venues d'ailleurs ?! Il n'y a aucune gêne à se dire jeune et sans répertoire propre ; tout le monde, après tout, a commencé ainsi. Mais oser exiger sa chance au Festival de Carthage pour tomber dans l'imitation et la négation de soi, ça s'appelle trahir et se trahir. Tout simplement.