Du temps d'avant la révolution, le lieu était sulfureux. On y rencontrait libres penseurs et contestataires, on y parlait librement de thèmes tendancieux pour l'époque, on y réfléchissait beaucoup ensemble, et l'on y évoluait sur le fil de ce qu'il était permis de dire et d'écrire. Mais c'était toujours si brillant, si intelligent et d'un tel niveau que les rencontres qu'on y orchestrait n'ont jamais été interdites, et que le lieu forçait le respect. Le Collège de Tunis avait été créé par une entourloupe juridique. Puisque les fondations étaient interdites en Tunisie, Hélé Béji en créa une en France, et fit du Collège de Tunis une filiale en quelque sorte, à laquelle le statut plus ou moins étranger allait donner un semblant d'immunité. La qualité des invités allait y contribuer. Le fait est que, en dépit d'une méfiance certaine à l'égard du lieu, on permit à cet espace de liberté de s'épanouir, et de drainer un public aussi fidèle que nombreux Une demeure, une histoire Au début de l'histoire, il y avait une maison de famille: une de ces demeures de la Médina dont les murs racontent des histoires heureuses, où l'on a vécu des passions, des intrigues, des vies tranquilles ou tumultueuses, où les femmes étaient des déesses rares . Hélé Béji raconte merveilleusement cette demeure, le Dar Ben Ammar, où elle est née et où elle a vécu à l'ombre d'une grand-mère tutélaire dans son premier livre : «L'œil du jour». Puis un jour, la fille de la maison partit pour d'autres horizons, une autre vie, une nouvelle carrière réussie. Sans se douter que de telles maisons ne sont jamais innocentes, et que plus qu'une demeure, il s'agissait d'un univers mental, d'une atmosphère, d'un ancrage, dont il était difficile de se déprendre. Un autre jour, comme une évidence, elle se leva avec un seul impératif : rentrer à la maison. Sans se douter, cependant, de ce que cela impliquait pour cette maison qui avait été abandonnée pendant de longues années. Quatre années de poussières et de gravats avec un architecte ami-voisin, qui partageait son amour irraisonné et irraisonnable des lieux. Un chantier, commencé petit, devint grand, au cours duquel on abattit des cloisons, on perça les plafonds, on créa des espaces nouveaux, on éclaira et on fit respirer la vieille demeure, tout en en sauvegardant l'esprit et le charme. Et quand le tout fut achevé, quand tous ces efforts furent récompensés par un prix accordé par l'Association de sauvegarde de la Médina, ce fut envie irrépressible de partager cet espace qui avait tant vécu, et auquel on promettait un nouvel avenir. Des noms et un public C'est ainsi que naquit l'idée du Collège de Tunis, et que commença une nouvelle bataille, administrative cette fois-ci. Après, tout a été très vite. Et si Hélé Béji aime prendre son temps pour préparer ses rencontres, tous ceux qu'elle a invités ont répondu présent. On est venu y écouter Jacques Derrida, pour une conférence qui inaugura le Collège, Alain Finkielkraut pour une rencontre houleuse, Bernard Kouchner qui passionna autant qu'il irrita, Jean Morin dont le brio fascina, Régis Debray, précédé par sa légende, Jean Daniel, le vieux sage de Sidi Bou Saïd, et tant d'autres... Le public du Collège de Tunis est un public qui n'est pas monolithique. Il est fidèle et il se distingue par son ouverture, sa curiosité et son refus des dogmes. Dans ce vieux quartier de la Médina, où tout le monde connaît tout le monde depuis des générations, on reconnaît de loin les habitués de ce «creuset» de la culture et de la pensée : «Vous allez chez Halloula ? Laissez là votre voiture, on la surveillera». Aux premiers jours de la révolution, le Collège abrita la première Initiative citoyenne. De nombreux débats, enflammés et passionnés, réveillèrent les échos de la vieille demeure qui se souvint que Bourguiba, jeune, y avait tenu ses réunions les plus secrètes. On y débattit jusqu'à plus d'heures, de ce nouvel avenir de la Tunisie. Et c'est de là que sont nés les ferments de plusieurs actions de la société civile. Aujourd'hui, Hélé Béji reprend son souffle, un peu lassée des débats. «Avant, il n'y avait pas de vrais débats, c'était important d'en faire. Maintenant, tout le monde en fait, et c'est très bien. Il faut que je trouve un autre mode de communication», dit-elle. Elle le trouvera, c'est certain... Et l'on aimerait conclure avec ces mots par lesquels Hélé Béji accueillit son premier invité, Jacques Derrida, venu parler du Pardon. « Bienvenue au Collège de Tunis. Nous sommes très heureux de vous offrir notre hospitalité. Mais en même temps nous vous demandons pardon. Nous vous demandons pardon, parce que nous savons que cette hospitalité sera bien en deçà de ce que vous nous apportez. Ce que vous nous offrez est quelque chose de plus grand que notre accueil. Car aucun geste, fût-il le plus généreux, ne peut se mesurer au cadeau de la pensée. La pensée est la forme la plus haute, la plus parfaite de l'hospitalité... ».