L'Occident et l'Orient. Comme d'habitude, on continue à écrire ces deux notions en lettres majuscules, à séparer l'une de l'autre par une barre, ou à les rapprocher par un trait d'union, à les confronter ou à les confondre, comme si on les envisageait toujours comme deux entités géographiques et culturelles distinctes qu'on a hâte d'accoupler pour mieux en démontrer l'insurmontable opposition ou pour les renvoyer dos à dos. Les bipolarités antinomiques et les surenchères d'un choc inévitable des civilisations sont plus que jamais à l'ordre du jour, notamment dans cette ère d'une mondialisation effrénée, du retour du colonialisme, de la résurgence, à travers les lapsus délibérés des uns ou les discours incendiaires des autres, de la fatalité de nouvelles Croisades entre Chrétiens et Musulmans. La haine s'est davantage accrue avec l'écroulement du bastion le plus symbolique d'un Orient en désarroi : Bagdad. La Palestine occupée, pillée et saccagée quotidiennement par l'occupant sioniste, est une contrée à la fois proche et lointaine, à portée de main, mais irrémédiablement distendue par l'avalanche des mêmes images satellitaires de cortèges de morts et de cadavres dans les tiroirs des morgues. Un fécond métissage L'Orient nous a toujours séduits par ses enfilades de cafés typiques, ses danseuses divines telles les immortelles Tahiâ Kariouca, Samia Jamal et Najoua Foued. Dans ses deux documentaires, Mille et une Danses Orientales et L'Orient des Cafés, réalisés en 1999 et 2000, Mokhtar Laâjimi, cinéaste tunisien résidant en France, a reconstitué, par le biais de documents d'archives et de témoignages, les repères et les points nodaux de cette ambiance folle. Mais cet Orient n'est plus comme nous l'avions aimé et rêvé tellement il est saigné à blanc par des cataclysmes et des tragédies sans fin. Nous sommes orphelins de Néjib Mahfoudh, le génial romancier égyptien et scénariste, décédé le 30 août 2006, comme nous l'avions été de Pier-Paolo Pasolini, l'hérétique cinéaste italien disparu en 1975, ou de Roland Barthes, sémiologue hors-pair, défricheur de tant de terrains insoupçonnés, décédé en 1980. Nous sommes également orphelins de Youssef Chahine, l'auteur de Gare Centrale, mort en juillet 2008. Nous sommes des métis de l'Occident. Ce métissage, nous le vivons comme une malédiction bénie. Cet oxymore, il faut le prendre pour ce qu'il est réellement : une figure de style aussi désuète qu'insincère. Pourrait-on se passer, actuellement, de la France, lorsqu'on veut faire des recherches, mieux délimiter les contours d'une documentation, avoir des contacts, publier des livres, ou tout simplement pour se changer les idées et se ressourcer. L'Histoire de notre pays, c'est, bien sûr, par le biais des documents inestimables dont disposent les Archives de la Bibliothèque Nationale que nous avons pu en connaître et en découvrir l'extrême richesse, mais pour les supports visuels, c'est surtout Paris qui est souvent au rendez-vous de nos attentes. Une infinie reconnaissance Comment les cinéastes tunisiens vivent-ils leurs rapports à l'Occident et à l'Orient‑? Si l'Orient, tant dans ses configurations mythologiques que politiques, est quasi-inexistant dans la majorité des films tunisiens, comment expliquer ce désintérêt‑? Le cinéma tunisien est-il, en définitive, un cinéma de proximité, à vocation intimiste, sans attaches avec son environnement arabe ? Les Tunisiens sont-ils, décidément, des métis incurables, d'éternels bilingues, bâtards, tiraillés entre une occidentalit0é qui leur est proche et une arabité hypothétique, décevante aussi bien dans ses discours que dans ses résultats ? Comment dépasser ce vieux débat entre Occident et Orient ? Vu sous l'angle de la fascination ou du rejet, d'un manichéisme simpliste et caricatural ou d'une lucidité clairvoyante et généreuse, de l'aigreur et du ressentiment ou du dialogue et de la reconnaissance, l'Occident est un horizon omniprésent dans le cinéma tunisien. Hybrides, plutôt francophones, qu'arabophones, vivant à cheval entre deux cultures et deux civilisations, engagés dans un fréquent aller-retour entre Tunis et l'Europe, résidant tantôt ici, tantôt libres, se débattant sur plusieurs fronts pour trouver les fonds nécessaires à leurs films, la plupart des cinéastes savent que le giron occidental leur est vital pour pouvoir vivre et s'exprimer. Evoquant les pays occidentaux qui les ont accueillis et hébergés, la plupart des cinéastes tunisiens sont d'une extrême reconnaissance. Quand il parle de la Belgique où il vit et travaille, Ben Mahmoud parle moins d'un pays étranger que d'une autre patrie qui a considérablement influé sur sa carrière de cinéaste et de citoyen. Une aventure multiforme S'il y a un film tunisien qui souligne l'implication d'un projet longuement mûri dans une série de contraintes, d'influences diverses, de sollicitations parfois contradictoires contre une orientalité redoutée et une occidentalitée souhaitée, c'est Bab' Aziz, le film de Naceur Khémir réalisé en 2005. Ce déchirement est déjà perceptible dans la chaîne de production à laquelle a été soumise cette œuvre. Ce film dont le montage financier a demandé dix ans n'a pu être tourné que grâce à la contribution de plusieurs partenaires, tunisien, iranien, allemand, français, belge, suisse, hollandais et hongrois. Khémir a, probablement, fait le film qu'il voulait faire, conformément au scénario initial. Mais un tel éparpillement de la production n'est pas sans danger. Le film, comme le désert qui l'irrigue, illimité, mouvant, ouvert à toutes les bifurcations possibles, est, dans sa portée existentielle et philosophique, multiethnique et multilinguistique. On y parle le perse et l'arabe, en passant allégrement d'une langue et d'un dialecte à d'autres, comme s'ils appartenaient à la même famille. La musique qui module et oriente la charge émotionnelle dans le film, est puisée elle aussi dans plusieurs sources. On y entend des chants iraniens et pakistanais, ceux des Quawâlis, et tunisiens en hommage au Saint Sidi Belhassen Chédli, ou à la Sainte Omezzine Al-Jammalia, telles des couleurs différentes d'une variété infinie, mais qui appartiennent à la même palette et sont innervées par le même souffle. Ces inséminations et ces rencontres transnationales s'étendent aux acteurs qui viennent de divers horizons. Parvis Shaminkhou et Maryan Hamid dans les rôles respectifs de Bab'Aziz, le vieillard aveugle, et la fillette qui guide son aïeul, toujours aimantée par les merveilles des chorales liturgiques, sont iraniens. Mohamed Graïâa, dans le rôle d'Osman, vendeur plébéien de sable qui découvre un palais paradisiaque au fond d'un puits, et Abdelmajid Lakhal qui apparaît brièvement sous les traits d'un fétichiste du sable qu'il assimile à de la soie, sont tunisiens. Nessim Kahloul, dans le rôle d'un rhapsode à la recherche de la très belle fille d'un poète qu'il a séduite par son chant, est, quant à lui, algérien. En ce qui concerne les figurants, avec leurs physionomies bigarrées, il est vraiment difficile d'en déterminer les nationalités de la même manière qu'il est quasiment impossible de distinguer, dans Bab'Aziz, entre les plans tournés en Iran et ceux en Tunisie. Ce décloisonnement, que fait une fiction des géographies, des langues, des musiques, des cultures, des identités nationales, est dicté par la vocation syncrétique et universelle de la mystique soufie, par la transfiguration de l'espace et du temps qu'implique la quête de l'Eternel et de l'Invisible, mais forcément aussi par les aléas et les caprices d'une production multiforme.