Par Albert Memmi Aujourd'hui, le monde est en grande partie gouverné à travers des systèmes de perception. Chacun des protagonistes doit veiller à la justesse de la perception dont il fait l'objet de la part d'autrui : c'est important pour que, dans un second temps, il y ait échange... Le problème est que l'usage des mots nous prive parfois de nuances essentielles. Des caractérisations anciennes imposent des amalgames qui sont passés dans le quotidien, que personne ne relève et contre lesquels personne ne s'élève... C'est sur ce terrain linguistique, mais ô combien stratégique, que se place Albert Memmi. Evoquant le thème de l'islam et des territoires sémantiques qui en sont issus, nous avons plus d'une raison de prêter attention à cette contribution, qui porte en elle un regard à la fois extérieur et intérieur... (La rédaction) On aura noté, surtout à l'occasion des derniers évènements, l'embarras lorsqu'il s'agit de désigner précisément les Musulmans. Qu'entend-on par Islam? Est-ce une communauté particulière (umma) ou uniquement sa religion ? Islamisme signifie-t-il un ensemble de traits culturels ou, plus largement, les croyances et les pratiques d'une civilisation (la fameuse charia) ? On emploie souvent indifféremment arabe et musulman; or, arabe est d'évidence inadéquat ; le «Printemps arabe» aura fleuri également au Pakistan, qui est hindou, et en Iran, qui est persan. On s'était trouvé devant les mêmes ambiguïtés lorsqu'on voulait caractériser exactement la condition des Noirs ou celle des Juifs. Malgré les services rendus par la notion de négritude, inventée par Césaire et Senghor, je m'étais permis de faire remarquer à Senghor qu'elle était trop vaste, elle comprenait à la fois les hommes et la culture. Je lui proposais d'utiliser celle de négrisme, pour désigner uniquement l'ensemble des traits culturels des Noirs. Négricité pourrait désigner exclusivement la démographie c'est-à dire le fait d'être noir ; négrité, la manière dont un Noir vit son appartenance relative à la négricité et au négrisme. Senghor m'avait fait l'amitié de me donner son accord, et il m'est revenu qu'il utilisait cette tripartition dans ses conférences. Il avait même tenté, paraît-il, de définir une normandicité, parce qu'il séjournait souvent en Normandie, pays de son épouse. J'ai procédé de la même manière avec la condition des Juifs. Il était absurde de parler du judaïsme de quelqu'un. Il fallait, m'a-t-il semblé, considérer séparément les traits culturels, ou judaïsme, et la démographie des Juifs, leur appartenance à un ensemble formé par les Juifs du monde entier ou judaïcité ; judéité, terme que j'ai dû forger, serait la manière dont un Juif vit, objectivement et subjectivement, son appartenance à la communauté juive. Le succès de judéité acheva de me convaincre qu'il y avait là une nécessité, pas seulement langagière. Elle permettrait à un Juif d'être laïc par exemple, sans renier pour autant sa solidarité avec les siens. Ne serait-il pas temps de procéder à la même ventilation pour les Musulmans ? Réservons décidément arabe à l'aspect ethnique, national ou international. Les Arabes seraient des gens originaires d'Arabie ; et ceux qui s'en réclament plus ou moins mythiquement. Cela permet en outre d'y inclure les populations non musulmanes, chrétiennes, juives. Soit dit en passant, inclure la charia dans la constitution des nouvelles nations serait source d'une ambiguïté et de nouvelles difficultés. Revenons donc à l'islam. Islam désignerait exclusivement la démographie musulmane c'est-à-dire l'appartenance à l'ensemble formé par les femmes et les hommes musulmans ; islamisme, l'ensemble des traits culturels, religion comprise ; islamité enfin, à l'instar de négrité et judéité, la manière dont un Musulman vit son appartenance relative à l'Islam et à l'islamisme. Cette distinction permettrait, comme la judéité, de libérer relativement l'individu musulman, en particulier les démocrates et les laïcs, qui n'arrivent pas à trouver leur place dans cet imbroglio. Une certaine dose de communautarisme serait légitime, si elle ne trouble pas l'ordre public. On pourrait enfin être, sans trouble ni culpabilité, musulman et laïc. La même démarche pourrait être entreprise au sujet des Chrétiens. Ils ont la chance de disposer déjà de deux termes commodes : chrétienté, qui signifie la démographie de l'ensemble des Chrétiens, y compris les Protestants et les Orthodoxes, à savoir l'appartenance à l'ensemble démographique formé par tous les chrétiens du monde et de christianisme, qui est l'ensemble des traits culturels de la chrétienté, y compris la religion. Toutefois, d'évidence il manque un troisième terme, l'équivalent de judéité ou de négrité. Les Chrétiens utilisent volontiers celui de foi, mais ce terme étant commun à toutes les religions, on y perd la référence proprement chrétienne.