Par Hamma HANACHI Ils sont jeunes, chômeurs de longue durée, diplômés de l'enseignement supérieur, à la recherche d'un emploi et forcément facebookers. Ghazi Béji et Jaber El Mejri, tous deux âgés de 28 ans, sont natifs et habitants de Mahdia, la révolution, comme tout le monde, leur a donné des ailes et la dose nécessaire de l'irrespect, dans le flux de leurs messages, poussés par la légitime tentation de prise de risque, qu'encourage l'environnement de liberté, ils ont diffusé sur leur page des caricatures et propos considérés provocants contre l'Islam. Plainte d'un avocat qui estime qu'ils ont dépassé les frontières de la liberté d'expression. Procès et condamnation dure, inattendue, inexplicable : sept ans et demi de prison pour chacun. Chef d'inculpation : publication de documents qui sont de nature à «perturber l'ordre public et à nuire aux bonnes mœurs», et ce, en vertu d'un article du Code Pénal qui stipule que toute personne portant atteinte aux bonnes mœurs s'est «sciemment rendue coupable d'outrage à la pudeur». Les articles de loi sont évidemment répressifs, datant de l'époque de Ben Ali, en vertu desquels tant de démocrates et combattants pour la liberté dont le Président de la république actuel, ont été poursuivis et jugés. Des débats sur le procès s'en sont suivis, des échanges d'informations et d'idées, fatalement les réseaux sociaux s'emmêlent, prennent parti: comment, pourquoi après la révolution qui devait libérer l'expression, qui autorise l'émancipation sous toutes les formes, deux jeunes sont jugés et condamnés pour avoir publié leur opinion sur un réseau social? Des témoignages forts et francs soutiennent les esprits rebelles. Branle-bas de combat, l'affaire prend des proportions qui rapprochent les uns et les autres. Des procès similaires sont évoqués, parmi lesquels celui qui a failli mettre le pays à feu et à sang : les salafistes qui ont saccagé les œuvres d'art au Palais Al Abdellia. Un mois de prison pour quelques-uns, un non-lieu pour les autres. Deux poids, deux mesures? Sur le sujet, le ministre de la Justice se contente de déclarations d'ordre général : «Personne n'est au-dessus des lois... quiconque attaque les symboles sacrés, la religion, le drapeau ou autre symbole est passible d'emprisonnement... la justice est indépendante ». Combien de drapeaux ont été arrachés, déchirés, malmenés, souvent remplacés par des étendards islamistes? Combien de copies du Coran ont été brûlées dans les zaouias profanées, sans que les auteurs soient inquiètés? Les citoyens sont en droit de demander des comptes? Indignations en chaîne. Un premier comité de soutien en faveur des deux blogueurs est constitué, composé d'intellectuels, de journalistes et de responsables de la société civile, aussitôt renforcé par un autre comité international; une haie de philosophes, de responsables d'associations, de citoyens de tous bords et de politiques est formée. Vendredi 18, Cultures d'Islam de Abdelwahab Meddeb, sur France Culture, revient sur le sujet, traite De l'athéisme en terre d'Islam. Invités : Jean-Luc Nancy, philosophe et écrivain, Randa Kassis, écrivain , présidente du Mouvement de la société pluraliste, Tawfik Allal, militant associatif, coordinateur du Manifeste des libertés en présence de Ghazi Béji, qui a réussi à quitter le pays, exilé en France, après des péripéties malheureuses en Europe. La succession de ses misères et ses douleurs, l'ayant transformé en réfugié politique, le premier après la révolution. Pas d'autres ressources que de raconter dans un livre-audacieux, nous dit-on, qui reflète sa volonté d'affirmer sa liberté en touchant aux tabous. Son ami Jaber El Mejri croupit désespérément dans la prison de Mahdia. J.L. Darcy (la communauté désœuvrée (éd. Bourgois) La communauté affrontée (éd. Galilée) etc.) revient sur l'histoire et les formes d'athéisme et insiste sur un point : la religion, les pratiques d'ensemble, les règlements, les rites n'ont rien à voir, affirme-t-il, avec la foi. Le pouvoir qui fait de la religion un instrument social et politique s'appuie sur deux référents : la punition et la récompense. Et de citer la métaphore de Rabâa Al Âdaouia, qui portait un seau d'eau dans une main, un autre seau de feu dans l'autre pour tantôt éteindre l'eau et tantôt brûler l'eau. Donc, point de châtiment, ni de rétribution. La foi sans promesse. Et d'analyser les réactions, la rupture de la jeunesse traversée par la complexité des interrogations et des rapports d'un nouveau genre. Prolongement de l'échange et lectures d'extraits de textes de penseurs musulmans dont Errazi ( Rhazes), à propos des prophéties. Randa Kassis —Sawarib al-Aliha— (Les coulisses des dieux) et beaucoup d'articles en arabe. Elle déclare son athéisme à travers ses écrits littéraires et journalistiques et rejette les influences des tabous dans les sociétés à références islamiques. Tawfik Allal, militant associatif, algérien et coordinateur du Manifeste des Libertés, critique au passage la bigoterie ambiante et l'ordre moral et agite parmi plusieurs propositions la séparation du pouvoir théologique de l'autorité sociale et politique. On aurait aimé écouter plus longuement l'expérience de Ghazi Béji, peu disert, en raison de sa mauvaise maîtrise de la langue française. Mais toute l'assistance, l'animateur en premier, a salué en lui un esprit libre qui défie les tabous.