La Tunisie est à la croisée des chemins. Plus que jamais. Nul n'en doute. Les derniers événements douloureux font craindre le pire. L'assassinat de Chokri Belaïd, leader des Patriotes démocrates et du Front populaire, a mis au jour de profondes fractures, multiformes, et autant de spectres effrayants. Les clivages sont partout. Entre la droite et la gauche, les conservateurs et les modernistes, les gouvernants, toutes tendances confondues, et le peuple, la classe politique et le pays réel. Les clivages traversent également les rangs de la Troïka gouvernante, hier encore soudée et compacte. Ils divisent le mouvement Ennahdha, jusqu'ici épargné par le fléau de la scissionnite aiguë que connaissent nos partis. La rue est divisée, elle aussi. Entre une grande masse rebelle, grincheuse, coléreuse et d'étranges rassemblements dociles. Et puis il y a ces dangers qui guettent. Tapis dans l'ombre et dans les pliures du non-dit. Parmi ces spectres, celui de l'anarchie et du chaos. Toutes les fois qu'il y a des manifestations ou presque, des hordes de pillards et d'incendiaires envahissent la place. On les dit payés, manipulés, mobilisables à merci par de bien ténébreux commanditaires et potentats. Des noms circulent. Mais l'impunité est toujours au rendez-vous. Les commanditaires de l'assassinat de Chokri Belaïd ont voulu frapper là où ça fait mal. Et ils pourraient réussir. A condition que les protagonistes s'abîment dans des considérations autres que l'intérêt supérieur du pays. Tout le monde en convient : le gouvernement est en crise. Et cette crise rejaillit sur la société, l'économie, la paix civile, la solidité des institutions. L'image de la Tunisie en pâtit. Le printemps arabe pâlit, il a une allure falote. La faiblesse structurelle de notre classe politique aux commandes de l'Etat est la principale source de tous ces désagréments, blocages et dangers. C'est sans commune mesure avec le gouvernement précédent. Ce dernier a bien pâti d'une situation économique et sociale chaotique et désastreuse. Seulement, le consensus était le maître mot, partout. Au lendemain des élections de l'Assemblée constituante du 23 octobre 2011, la vapeur a été renversée. La légitimité des urnes a été, au fil des mois, corollaire des divisions profondes, des scissions, des positionnements antagoniques et tranchés. C'est désespérant à la limite. Le commun des citoyens le perçoit comme tel. Ceux qui tiennent le haut du pavé en sont responsables, dans une large mesure. Les intérêts étroits des partis, juxtaposés aux intérêts sordides des individus en sont la cause. On en est arrivé à une situation anachronique en période de transition postrévolutionnaire où la charge proprement dite est perçue comme butin, et où elle importe plus que la valeur de la charge. On s'est taillé des baronneries dans le tissu même de la haute administration, avec segmentations tribales, sectaires, familiales ou partisanes. Et au sein de ces dernières, les coteries l'emportent sur le parti. L'administration de la chose publique et politique s'en ressent. Amèrement. Bien longtemps avant d'avoir entamé la dernière ligne droite en vue des dernières élections, les protagonistes donnent l'impression de s'écrouler. L'édifice par essence fragile du processus transitoire connaît de sérieuses lézardes. Le chef du gouvernement, M. Hamadi Jebali, en est conscient. Il a bien tenté de relancer les choses via un nouveau gouvernement restreint de compétences techniques. Les refus sont multiples. Et de divers horizons. Cela en dit long sur l'étendue d'une crise qui, conjuguée aux spectres et menaces, pourrait plonger le pays dans une longue nuit ténébreuse.