Par Radhi MEDDEB La Tunisie vient de perdre un de ses enfants les plus engagés en faveur des valeurs de la liberté, de la dignité, des droits de l'Homme et de leur promotion. Elle l'a perdu dans des circonstances inacceptables, où un autre de ses enfants, probablement sous l'emprise de la haine, de l'intolérance, de l'ignorance et de l'aveuglement, a décidé dans un geste odieux et irréfléchi de porter la mort et de retirer la vie que Dieu a donnée. L'émotion a été forte. La Tunisie, dans son immense majorité, a pleuré son martyr en silence et dans la dignité. Maintenant que le drame est là, faisons que le sacrifice ne soit pas vain et identifions ensemble les voies d'un avenir meilleur et en rapport avec les exigences légitimes de tous les Tunisiens. La révolution est née sur fond de misère sociale et de discriminations multiples. Elle a été une réponse spontanée et violente à de graves dysfonctionnements politiques, économiques et sociaux. Le quotidien des populations était devenu invivable face au chômage dévastateur, au déséquilibre régional, à la très mauvaise répartition des fruits de la croissance et, enfin, à l'échec avéré de notre système d'éducation et de formation. Le modèle économique en place, même s'il avait généré une croissance enviée sur le long terme, était une programmation annoncée de l'approfondissement du chômage, de la frustration des jeunes et de l'absence de perspectives, à l'ombre de la prédation et du détournement organisé. La révolution a été usurpée par ceux qui ne l'ont pas faite, qui n'y ont même pas participé. Elle a été détournée de ses objectifs et instrumentalisée au service d'un projet idéologique et rétrograde, trouvant ses racines dans des courants de pensées totalitaires et violents, étrangers à notre culture et à notre pays. La naïveté politique de beaucoup nous a fait emprunter des voies incertaines. Le machiavélisme de certains a fait le reste. La dérive est là, en voie d'être totalement consommée. Un sursaut national s'impose, faute de quoi, nous risquons de perdre notre identité, nos acquis économiques, sociaux et sociétaux, de quitter le chemin de la modernité et du progrès et d'entrer pour longtemps dans les ténèbres de la violence, de la régression et de l'obscurantisme. Aujourd'hui, les risques sont multiples. Le premier d'entre eux est celui d'un dérapage sécuritaire. Ce risque est réel. Il s'est aggravé en l'absence de ministères régaliens impartiaux et non partisans, mais aussi en l'absence d'une position claire et ferme face aux multiples dérapages des derniers mois, restés, pour l'essentiel, impunis et même non élucidés. Ensuite, le risque est celui d'une crise institutionnelle profonde. La légitimité des urnes a des limites : celles de la confiance du peuple. La légitimité consensuelle est la seule à même de permettre de dépasser la situation ubuesque actuelle : celle d'un chef du gouvernement, en train de tenter depuis des semaines, sinon des mois, de remanier le gouvernement, alors que personne ne lui en a confié officiellement la charge, celle du refus des ministres d'accepter la démission collective du gouvernement que son chef envisage de remettre, celle encore des partis de la Troïka refusant de perdre une partie de leur quota si la taille du gouvernement pléthorique devait être réduite, celle enfin d'une partie de l'opposition appelant à la démission du gouvernement et de l'Assemblée nationale constituante, sans autre forme de procès et sans indication de la suite des évènements, dans un vide juridique abyssal. Ensuite encore, le risque de s'empêtrer dans la rédaction de la Constitution. Ce risque est réel et multiple. Engagée moralement, pour une durée d'un an, la présente Assemblée a vite fait de se défaire de cet engagement et d'invoquer sa légitimité et sa souveraineté. Le comportement de nos députés relève, somme toute, de la faiblesse humaine : achever la rédaction de la Constitution, c'est accepter de partir, de perdre le privilège du salaire et du statut social et de prendre le risque de se représenter devant les urnes. Il faut, soit beaucoup d'abnégation et de sens de l'intérêt général, soit de la naïveté et de l'inconscience. Il aurait fallu ne pas rémunérer cette charge et éventuellement l'assortir d'une indemnité de fin de mandat. Le risque est également celui d'une constitution mal rédigée, laissant la porte ouverte à de multiples vulnérabilités, mettant en cause libertés individuelles, statut de la femme et de la famille, équilibre des pouvoirs, indépendance de la justice, séparation des pouvoirs et mise en place d'organes de régulation et de contre-pouvoirs. Le risque, enfin est celui de l'enlisement du processus démocratique, de son grippage et de son éventuel blocage, avec la violence physique comme invitée surprise dans le débat politique, dressant une partie de la Tunisie contre une autre et ramenant les lieux du consensus et du dialogue à une peau de chagrin. La démarche récente du chef du gouvernement d'appeler à la constitution d'un gouvernement de technocrates, privilégiant la compétence à l'allégeance partisane, est un acte politique majeur. Si la démarche en elle-même a peu de chance d'aboutir, elle n'en pose pas moins la question de l'aveu d'incompétence du gouvernement actuel, de la nécessité de gérer le pays sur des bases saines et non idéologiques ou partisanes. Elle doit être saluée pour son courage, car une fois n'est pas coutume, un haut responsable accepte de se mettre volontairement à l'écart des élections à venir, si tel devait être le prix à payer pour sauver le pays. Un sursaut national s'impose. Les ambitions des uns et des autres doivent être mises au placard. Un dialogue national doit se mettre en place, immédiatement et sans aucune exclusion, regroupant toutes les sensibilités politiques et de la société civile. Il doit dégager les fondements de la Tunisie que nous appelons de nos vœux et consacrer les valeurs de liberté, de dignité, d'ouverture, de tolérance, de solidarité, de durabilité, de modernité et de performance. Il doit adopter une feuille de route crédible, possible et consensuelle. Il doit se prononcer sur les choix majeurs qui doivent structurer la constitution : type de régime, répartition des prérogatives entre le président de la République et le chef du gouvernement, séparation et équilibre des pouvoirs, indépendance de la justice, de la Banque centrale, de la presse et de l'audiovisuel, autonomie des statistiques, mise en place de contre-pouvoirs et d'agences de régulation. Il doit mettre en place un gouvernement de compétences nationales non partisanes pour une transition pacifique. Il doit s'exprimer clairement et fortement sur le rejet de la violence, la nécessité de restaurer l'ordre juste et les institutions et de préserver la police, la justice et l'armée des luttes partisanes. Cela n'est pas un vœu pieux. L'initiative, lancée par l'UGTT depuis quelque temps et ignorée ou marginalisée par les uns ou les autres, pourrait être le cadre d'une telle unité nationale.